Cinéma et poésie, une histoire en devenir

- Catherine Soulier
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Inassignable à une période – même si l’attention critique s’est volontiers fixée sur les années dix et vingt, considérées comme son âge d’or –, irréductible aux frontières d’un mouvement – quelque vive qu’ait été la passion cinématographique des surréalistes –, la liaison entre le cinéma et la poésie se révèle donc d’une remarquable vitalité par-delà les éclipses prétendues et les désamours proclamés. Désormais plus que centenaire, elle incite à en tracer l’histoire. A en repérer, s’ils existent, les moments forts et les temps creux. A scruter ce qui a pu rapprocher (et, aussi bien, séparer) les deux « formidable[s] opérateur[s] de coupe » [19] que sont, chacun à sa manière propre, avec ses moyens propres d’incision et de jointure, cinéma et poésie. A explorer la variabilité des usages cinématographiques de la poésie et de ceux poétiques du cinéma, depuis le banal emprunt thématique jusqu’à la transposition – plus ou moins rêvée – de dispositifs et de procédés techniques visant à produire des effets de cinéma ou des effets de poésie, en passant par les multiples formes de la citation et de l’adaptation – détournements et distorsions inclus. A examiner comment chacun des deux arts a cherché en l’autre un outil critique – de quoi fissurer les représentations conformistes, lénifiantes, prises pour la réalité – et autocritique – de quoi remettre en cause les a priori sur sa nature ou son essence. Examiner, disons, comment des cinéastes ont pu puiser dans des œuvres poétiques singulières ou, plus largement, dans l’attention au fonctionnement poétique de la langue de quoi contester la prétendue vocation narrative du cinéma, affichée par tant de réalisations commerciales, tandis que des poètes ont demandé au septième art de leur fournir, entre bribes d’histoires et images ou trajectoires de corps, de quoi désaffubler la poésie, de quoi résister à la tentation poétisante – à la fois idéalisante et esthétisante.

Autant dire qu’il s’agit aussi – surtout – de prendre en compte les formes diverses que cinéma et poésie ont l’un et l’autre revêtues au cours du temps. Car, malgré les singuliers trompeurs, ni le cinéma ni la poésie ne sont immuables. Pour l’un, les mutations techniques – du parlant à l’image numérique – se sont ajoutées à la variabilité des théories (et des imaginaires qui souvent s’y cristallisent) pour accroître sa polymorphie et confronter les poètes qui s’y sont attachés à une apparence perpétuellement changeante. C’est une évidence qu’il est bon de ne pas oublier : ce que Cendrars ou les surréalistes nomment le cinéma dans les années vingt ne peut pas s’identifier sans précaution à ce à quoi Henri Chopin ou Jean-Marie Gleize, qui se réfère plus volontiers à Godard qu’à Feuillade, donnent ce nom. Quant à la poésie, depuis qu’elle a cessé de se définir comme l’art de faire des vers, et s’est émancipée de toute forme a priori, il est devenu bien difficile d’en proposer une définition essentialiste. Conceptions existentielles qui en font une catégorie extra-littéraire et partis pris formalistes qui se refusent à la détacher d’un matériau verbal se partagent le champ. Tantôt inséparable du rêve et intrinsèquement liée à « l’emploi déréglé et passionnel du stupéfiant image » [20], selon une tradition établie par le surréalisme, tantôt segmentation et mise en rythme d’un langage, parfois travail au corps du signifiant, ou inscription d’un corps dans la langue, la poésie est une notion protéiforme. La poésie moderniste des années 1910, que la critique a prétendue « cubiste », n’est pas la poésie surréaliste, qui ne saurait se confondre avec la poésie sonore, qui elle-même n’a que fort peu à voir avec ce que l’on a appelé la « modernité négative », que l’on ne peut identifier aux diverses pratiques post-poétiques apparues dans les dernières décennies.

Si l’on songe, de surcroît, que ces multiples tendances, loin de s’effacer l’une l’autre, ont chacune connu des inflexions voire des mutations qui leur ont permis de coexister de façon plus ou moins pacifique, on ne peut ignorer que les cinéastes qui se confrontent à la poésie ne sauraient la concevoir identiquement. Ne serait-ce que parce que leur bibliothèque poétique n’est pas la même, la mise en regard ci-après du cinéma de Philippe Garrel dont les références sont romantico-surréalistes avec celui de Jean-Daniel Pollet, lecteur de Ponge, suffirait à le prouver. La poésie filmique, en admettant qu’elle existe, ne peut donc être une. En fonction de leur temps et des partis pris esthétiques qui sont les leurs, certains réalisateurs la chercheront dans l’onirisme marqué par les thèmes comme par un travail spécifique de l’image visant à l’effet de rêve (par exemple les surimpressions et le flou), tels autres voudront la voir naître de la mise en avant des potentialités propres du medium : mouvements d’appareil et montage, construction de l’image par le rapport des formes et des couleurs, rythmes visuels, jeux de lumières et d’ombres, etc. Eminemment plastique, le « cinéma de poésie » présente alors des affinités avec la danse, ce que révèle par exemple la notion de « poésie dansante » convoquée ici même à propos des films de Man Ray. Et plus encore avec la peinture. Au-delà de la simple référence picturale avouée, quand l’image cinématographique se construit dans le souvenir d’un tableau, c’est l’attention à la matérialité ou, tout du moins, la spécificité du support audio-visuel qui s’impose alors, que ce soit par grattage et scarifications diverses de la pellicule ou par l’usage des techniques infographiques qui en sont le relais dans l’espace de la vidéo. Ainsi les interactions entre cinéma et poésie sont-elles parfois troublées par d’autres transactions, d’autres échanges, avoués ou secrets, avec d’autres arts.

C’est à une telle histoire de la relation, complexe, multiforme, qu’ont entretenue cinéma et poésie, ou, pour le dire de façon moins essentialiste, de la relation qui s’est créée entre les cinéastes et la poésie, les poètes et le cinéma que le colloque de mars 2013 souhaitait contribuer. C’est dire que cet ensemble, qui en constitue les actes, s’inscrit dans la proximité d’un certain nombre d’autres travaux critiques attachés depuis peu à analyser plus particulièrement les liens qui nouent l’un à l’autre cinéma et poésie. Ceux, par exemple, de Christophe Wall-Romana dont on peut citer le récent Cinepoetry. Imaginary Cinemas in French Poetry [21] ou de Didier Coureau que sa réflexion personnelle sur Jean-Daniel Pollet a depuis longtemps confronté à ces questions et qui a dernièrement coordonné deux ouvrages collectifs centrés sur ce sujet : « Poésie en projection » [22], actes des journées « Cinéma, Arts vidéo, Poésie : les images au miroir des images » et le numéro « Un cinéma de poésie » de la revue Recherches et Travaux [23].

Donnant la parole à des poètes et des cinéastes autant qu’à des chercheurs venus des études littéraires et des études cinématographiques, cet ensemble cherche à multiplier les points de vue et les modes d’approche, ne négligeant ni l’histoire de la littérature et du cinéma, ni la poétique historique ni la critique des œuvres. En toute conscience qu’il ne peut s’agir ici que d’une succession d’« instantanés » – pour emprunter à Marc Cerisuelo une métaphore révélatrice de la difficulté à entreprendre en l’état actuel de la recherche une vaste synthèse qui permettrait de cartographier en synchronie les points d’intersection des deux pratiques et de suivre en diachronie les aléas de cette longue liaison.

L’organisation prend donc acte de ce qu’il y a de parcellaire, de lacunaire et d’inévitablement discontinu, voire de fragmentaire, dans cette réflexion collective. Mais, si elle ne prétend pas produire par artifice rhétorique l’impression d’une continuité sans faille, elle ne consent pas pour autant à l’émiettement.

Le premier moment s’ouvre par la traversée en accéléré de plus d’un demi-siècle de cinéma vu à travers le regard du poète Paul Louis Rossi qui, adoptant une perspective autobiographique, met en relation les films qu’il lui a été donné de voir avec les mutations connues durant ce laps de temps par la poésie. Se proposent, à la suite de cette sorte de « cinéjournal » zigzaguant, deux séries d’arrêts sur images. L’une attachée au moment Dada surréaliste – deux des plus marquantes parmi les avant-gardes historiques –, l’autre attentive aux modalités immédiatement contemporaines des rencontres entre cinéma et poésie. D’un côté la « poésie dansante » de Man Ray, les attitudes opposées de Soupault et d’Aragon face au nouveau medium, la rencontre manquée d’Eluard avec le cinéma ; de l’autre la collaboration de Jean-Marie Gleize et d’Eric Pellet, un projet de film de Frank Smith, un certain nombre d’usages singuliers du cinéma en poésie (Christophe Fiat, Pierre Alferi, Jérôme Game, Nathalie Quintane, Christophe Hanna).

Inauguré par l’examen du cas Baudelaire envisagé à la fois comme poète attentif aux ancêtres du cinéma – le diorama, le stéréoscope, le phénakistiscope – et comme source d’inspiration de divers cinéastes, un second ensemble se centre sur les emprunts réciproques, du cinéma à la poésie, et de la poésie au cinéma. Dans un sens, adaptation à l’écran de classiques de la poésie (L’Enfer de Dante par Peter Greenaway et Tom Phillips, les Sonnets de Shakespeare par Derek Jarman), réappropriation de la forme du dastan (Achik Kerib de Paradjanov), films versifiés (du Capitaine Fracasse d’Abel Gance à Martin Fierro de Torre Nilsson en passant par Le Chant du styrène d’Alain Resnais), présence de textes poétiques dans les dialogues filmiques (La Faute à Voltaire d’Abdellatif Kechiche et Folle Embellie, de Dominique Cabrera). Dans l’autre, effets de cinéma en poésie (par exemple, dans un poème de Paul-Marie Lapointe) et « novellisation poétique » (Vivre sa vie de Jean-Luc Godard par Jan Baetens).

Enfin une troisième série de réflexions s’attache à définir ce que pourrait être un « cinéma de poésie » – ou, dit autrement, une poésie propre au cinéma. Parfois en appui sur l’ensemble d’une œuvre comme celle du réalisateur grec Stavros Tornes, parfois étayées par une sélection d’exemples significatifs qui peuvent être empruntés à une filmographie unique – celle du documentariste américain Robert Gardner – ou à plusieurs – celles de deux cinéastes aussi sensibles à la poésie que Philippe Garrel et Jean-Daniel Pollet –, ces contributions s’attachent à cerner les modalités diverses du travail de poésie au cinéma. D’autres explorent le lyrisme ou la poésie cinématographique à partir de concepts tels celui de catastrophe ou d’immonde. Dans un cas, la poésie cinématographique s’inscrit dans la continuité des poétiques de la laideur voire de l’horreur, si présentes au XIXe siècle. Dans l’autre, il s’agit de définir un « lyrisme catastrophique » qui trouve son origine dans la subversion dadaïste tout en excédant les limites historiques de cette avant-garde paradoxale pour révéler « la catastrophe fondatrice de toute création authentique ».

On le voit, les corpus filmiques et poétiques convoqués sont divers. Comme sont diverses les approches. Souhaitons que ces études permettent ainsi d’éclairer, sans partialité excessive et sans trop de schématisme, la teneur et les modalités des rapports qui ont pu s’établir entre cinéma et poésie. Souhaitons surtout que, dans les intervalles qu’elles ménagent, elles appellent d’autres textes qui contribueront à leur tour à tracer une histoire faite de fascination et, parfois, de répulsion, d’emprunts multiformes et de transactions diverses. Une histoire à reconfigurer sans cesse parce qu’elle est toujours en devenir…

 

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[19] La formule appartient à Pierre-Damien Huyghe, « Le cinéma comme chirurgie » dans Le Cinéma avant après, Grenoble, De l’Incidence éditeur, 2012, p. 119-120.
[20] L. Aragon, Le Paysan de Paris, Œuvres poétiques complètes, t. I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 2007, p. 190.
[21] New York, Fordham University Press, 2012.
[22] A paraître dans le n° 7, hors série, de la revue Murmure.
[23] Recherches et Travaux, n° 84, 2014. On pourrait citer aussi la thèse de Nadja Cohen qui revient sur les relations entretenues par les poètes des années dix et vingt avec le cinéma de leur temps. Voir Le Cinéma et la poésie moderne (1910-1930), Paris, Classiques Garnier, 2013.