Les poèmes traduits des arts de Jean Tardieu
- Frédérique Martin-Scherrer
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Fig. 38. M. Ernst, lettrine-collage, 1974

Fig. 40. M. Ernst, lettrine-collage, 1974

Fig. 50. M. Ernst, 24 frottagen, 1973

Fig. 53. M. Ernst, 24 frottagen, 1973

Fig. 54. M. Ernst, [sans titre], 1973

Fig. 55. J. Tardieu et F. Dubuis, C’est à dire, 1973

Fig. 57. P. Bury, Portrait ramolli de Jean
Tardieu
, s. d.

Fig. 62. P. Bury, Trois portraits ramollis de Jean
Tardieu
, 2003

Ce parallélisme entre le travail (plutôt que le résultat) portant sur les formes visuelles d’une part et les propriétés sensibles du langage d’autre part trouve une nouvelle illustration dans un poème, composé en 1980 et destiné à accompagner des lettrines de Max Ernst (figs. 38, 39 , 40, 41 , 42 , 43 et 44 ). Ces lettrines relèvent de la technique du collage ; il n’y a pas de rapports apparents entre la lettre et le nom des motifs qui lui sont juxtaposés : ces compositions ne sont ni des rébus, ni des allégories et, en se refusant à toute « lecture », contraignent l’œil à voir la lettre plutôt qu’à la lire. Jean Tardieu va transposer ces collages en superposant, à son habitude, le référentiel et l’analogique. Voici la première strophe [25] :

 

M était mon nom mon maître
mais je le tranche en deux
J joue avec un janissaire
un jeu de lépidoptère
D une chauve-souris
dès le soir s’envole
dans les vases communicants
(expérience amusante).
D le Dinosaure
débute sur la scène,
D dégaine son épée
et chasse la jeune épousée,
D fait l’éclipse avec C [.].

 

D’un côté comme de l’autre, les rapprochements entre des éléments éloignés créent le décalage recherché par les surréalistes, auxquels Jean Tardieu ne peut s’empêcher de faire allusion d’ailleurs avec ses « vases communicants », aussitôt qualifiés d’« expérience amusante ». Là où l’artiste confronte des formes, le poète confronte des phonèmes. Quel est son système ? Du côté des œuvres graphiques, nous avons : lettre (comme forme)+motifs figuratifs ; du côté du poème : lettre (comme son)+mots (comme séries phonétiques). En effet, si chaque mot réfère au dessin, il a été choisi entre tous les autres mots possibles (sbire, spadassin, mamelouk.) pour ses sonorités (J-janissaire). A cela s’ajoutent d’autres échos sonores : séries homophones (« mon nom mon »), rimes (janissaire-lépidoptère), antérimes (D-débute), rimes annexées (épée-et), géminations (D dégaine), etc. En bref : de même que la lettre, par son graphisme, prend place parmi les autres graphismes, de même ici, par sa sonorité, elle se situe parmi les sonorités des mots. Les collages de Max Ernst sont des lettrines : le « sujet » de chacune de ces compositions est donc une lettre de l’alphabet ; dans le poème, chaque lettre occupe la fonction sujet dans l’ordre grammatical.

Dans la même ligne, on peut citer « Déserts plissés » et Le Parquet se soulève, poèmes également écrits à partir d’œuvres de Max Ernst. Le premier [26] pastiche des frottages : chacun des motifs est traduit par un syntagme nominal littéralement décalqué sur le modèle, au plus près de la technique employée par l’artiste qui obtient ces compositions en déplaçant la feuille sur divers reliefs (figs. 45 , 46 , 47 , 48 , 49 , 50, 51 , 52 et 53)  :

 

[…] Nous saurons que la mort est un grand oiseau triste en forme de feuille
et quel drôle de petit troll gambade dans le vide si on pense à autre chose.
Nous serons les familiers du parallélépipède en faux col
de la table à tête de corbeau
du Kobold et de la Bretonne qui font rouler la terre un train d’enfer en sautant dessus comme sur un tonneau
de la dame noire en tronçons, du serpent mondain aux pattes molles
des Messieurs allumettes joueurs de castagnettes
de l’œuf enragé qui bondit sur le lézard mort (.)
de l’oiseau toujours l’oiseau des poutres le bec et l’ongle prêt au bord du gouffre incertain je veux dire mesquin je veux dire malin effrayant et risible c’est tout un [.].

 

Quoique fondé sur une transposition verbale du frottage, le poème, assez long dans son ensemble, n’est pas simplement démarqué de la série graphique : il suit un ordre différent et obéit à des lois de construction interne qui en font une œuvre à part entière, capable de faire pendant - création pour création - à celle de Max Ernst. Comme l’artiste, Jean Tardieu distingue, dans la réalité la plus quotidienne, un « Serpent caché dans le jour » et autres monstres subreptices :

 

[.] Voilà pourquoi en frottant mes rêves sur le réel rugueux
j’ai su qu’il y a du clownesque dans l’inquiétant, une bêtise des monstres, une perfidie de l’obtus
Tout ce joli monde apparaît dans les interstices et me montre du doigt en pouffant
quand je me réveille avec des sueurs froides dans la nuit la plus transparente [.].

 

Dans Le Parquet se soulève [27], titre qui fait allusion à la découverte par Max Ernst de la technique du frottage en appliquant sur un vieux plancher des feuilles qu’il frotte à la mine de plomb, figurent six lithographies obtenues par cette méthode. Chaque poème fait face à une des lithographies ; la figure dominante du recueil est celle de l’émergence : à l’inverse de « Déserts plissés », qui reposait sur la juxtaposition verbale pour représenter la coprésence des éléments graphiques, Le Parquet se soulève fait jouer au maximum le temps du poème pour rendre compte de ces images à double détente que sont les compositions de Max Ernst. L’un de ces poèmes s’intitule : « Ogre changé en ronces » (fig. 54).

 

Sa colère sans cause
vieillesse qui se venge
injustes soupçons
je le regarde il m’observe :
son nez de condottiere
son œil aigu et froid
me font peur je suis sa proie.

Mais si je penche la tête
à travers ce furieux
la ronce et la feuille se montrent :
transparent il se mue
en buisson épineux
(ce n’est pas moins menaçant
l’œil est toujours dangereux)

Ogres immenses, dissimulés
dans le dessin des choses,
rosiers rébus féroces
à craindre, à déchiffrer.

 

Ces transpositions ne sont pas simplement ludiques ; ce que l’on voit dans le monde ressemble aux images à double détente de Max Ernst : il y a toujours quelque chose par dessous qui, si l’on sait voir, pulvérise la surface - « C’est qu’il n’est pas de figure mythique plus insaisissable et protéiforme que le réel. Lorsqu’on croit s’en approcher au plus près, le voilà qui bascule dans son reflet inversé. » [28].

Le réel n’est bien jointé qu’en apparence : il ne tient sa cohérence que de notre désir de cohésion. Pour qui pose sur le monde un œil débarrassé des représentations conventionnelles, le réel se fissure, le parquet se soulève, et la monstruosité du réel se laisse pressentir. Le langage poétique ne se contentera pas de dire cette monstruosité : il en sera lui-même contaminé. Le traitement auquel Jean Tardieu soumet la langue fait moins songer aux figures de la rhétorique traditionnelle qu’à des troubles du langage : la logorrhée, par exemple, avec la phrase géante qu’il adresse à Fernand Dubuis [29] (fig. 55) ; la paraphasie, c’est-à-dire un mot pour un autre, procédé mis en œuvre dans la célèbre pièce du même nom, et rapproché par l’auteur lui-même [30] des effets obtenus par décalque à partir des frottages de Max Ernst. L’agrammatisme, ou réduction de la phrase à des mots sans liens syntaxiques, figure dans certains passages de Hollande [31] ou de L’Espace et la flûte [32], tandis que la palilalie, répétition obsessionnelle des mêmes mots, peut être observée dans « Grandes pierres friables » (sur un tableau d’Anita de Caro) [33], « Complainte du verbe être » (pour les photographies de Hartung) [34] ou L’Ombre la branche (sur l’œuvre de Bazaine) [35].

Tous les troubles possibles et imaginables sont cumulés dans la merveilleuse lettre « en français ramolli » adressée par Jean Tardieu à l’artiste cinétique Pol Bury [36]. Lorsque, en 1989, celui-ci envisage de publier les « portraits ramollis » de ses amis et connaissances, il leur demande à chacun de réagir par écrit aux photographies qu’ils ont reçues. Ramollir un portrait consiste à photographier des visages devant un miroir mou, déformé à des endroits choisis à l’aide de centaine de vis qui exercent des pressions plus ou moins fortes sur l’envers de sa surface. Jean Tardieu, vieil ami de Pol Bury, est un « ramolli » de longue date : en 1983, ce sont des ramollissements dessinés ; en 1989, des cinétisations (produites par une technique différente), ainsi que des xérographies en couleurs superposant plusieurs ramollissements, enfin les portraits photographiques destinés à être publiés dans 896 Têtes ramollies (figs. 56 , 57, 58 , 59 , 60 , 61 et 62). Les amis - et victimes - de Pol Bury ont envoyé des textes généralement fantaisistes ou humoristiques, mais celui de Jean Tardieu est le seul qui réponde par une transposition du procédé plastique dans le domaine verbal. Il pastiche véritablement la technique employée en ramollissant à son tour les mots de la langue, non seulement par des à-peu-près, des néologismes ou des mots-valises, mais encore en faisant bredouiller, bégayer la langue :

 

En reluquaginant le rallamamolissement de mon porteret par tes tsoins, j’osterve ma boutrouille avec une certaine stupraréfaction.

Certes, oui-dà, oui-dada, je reconnuche ma trinche, mais c’est comme si chacune de mes parties cularitées, chacun de mes caparactères s’y trouvolait déblavié et, en même temps, soulignotté.

Ce n’est plus seulement un miroir aux allumettes, c’est un miroir des formants, des haubans, des forbans, un laminoir plurifocalisé, pluricellulaire, pluri-disciplinaire (comme on dit en Bredouille d’aujourd’hui), c’est-à-dire plurinase, pluricrâne, plurimenton, pluribouche. J’équivoque ci-après quelques-uns de ces masques révélatueurs, multigrades et plantigrades.

Il y a un Professeur Tardivus-Frœppel un peu solognel, un Jean Parpieu matois qui vous lorgne de traviole, un Jean Largnieu bouche-cousue, un boxeur boxé couvert de cabosses, un Ponçeur merditatif et inspiroté, un Jean Tarapied citrouillard, un Jean Torpieu grinchuplissé, un coinçé, un coinché, un commci, un commça, etcépéra, et cépéra.

Il y en a tant que je ne sais plus où donner de la fête. Aussi, cher ami, c’est bien volontiers que je te donne ma tête à couper, à découper, à entrecouper de vrais sangs-blancs, de vrais faux-semblants, tous vraisemblables et ressemblants.

Jean Tarmildieu
Paparis, 17 fébrillé Quatre-vingts proies

 

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[25] J. Tardieu, « Son net des consonnes », dans Max Ernst, configurations : huiles, collages, frottages, Genève, Galerie Jan Krugier, 1975, p. 6.
[26] J. Tardieu, « Déserts plissés », dans M. Ernst, 24 Frottagen, Zürich, Hans Bolliger, 1973 [Q. pp. 1259-1260].
[27] J. Tardieu, Le Parquet se soulève, avec des lithographies de Max Ernst, Viroflay (78) et Vaduz (Liechtenstein), Brunidor/Apeiros, diff. Robert Altmann, 1973 [Q. pp. 1249-1252].
[28] J. Tardieu, Obscurité du jour, op. cit ., p. 111 [Q. p. 1046].
[29] J. Tardieu, C’est à dire, avec des aquarelles de Fernand Dubuis, Paris, Georges Richar, 1973 [Q. pp. 1162-1164].
[30] J. Tardieu, Obscurité du jour, op. cit., p. 55 [Q. p. 1011).
[31] Op. cit. note 23.
[32] Op. cit. note 24.
[33] J. Tardieu, Les Portes de toile, op. cit., pp. 131-132 [Q. pp. 971-972].
[34] Op. cit. note 16.
[35] Op. cit. note 23.
[36] J. Tardieu, « Nouvelle lettre à Pol Byru », dans P. Bury, 896 Têtes ramollies, Bassac, Plein Chant, 1989, p. 118 [Q. p. 1486].