Petit traité de "prothèse auriculaire" ou
comment repenser l’ekphrasis musicale

- Florence Huybrechts
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Notons que la « scène » ekphrastique ne se donne pas exclusivement à apprécier en contexte de narration simultanée, quoique celle-ci en soit la manifestation la plus remarquable. Elle s’immisce également dans les récits rétrospectifs rédigés aux temps secondaires qui, s’ils tempèrent le simulacre de la synchronie, appellent une amplification du poids anecdotique ou mnémonique de l’expérience. Michaux revient de la sorte sur son test de l’audition sous imprégnation mescalinienne :

 

Je mis la radio, mais très en sourdine. C’est alors que je glissai, que ça glissa, que tout glissa. (…) Je coupai presque aussitôt, mais la musique coupée continua. Désolidifié, devenu flou, le monde d’avant m’était soustrait [23].

 

Gide, poursuivant sa Ballade, confie pour sa part :

 

[…] soudain, indéniable, le mi bémol, comme d’un coup de baguette enchantée, comme un rayon brusque tombant par une déchirure du ciel, comme le retour inattendu d’un ami, vint (…) incliner vers plus de tendresse et de piété notre joie. Nous entrions en si bémol [24].

 

Un second rapport de temporalité peut régler les tentatives de narration d’une « histoire musicale » : celui qui ramasse, sur le modèle du sommaire, les péripéties de la partition en un énoncé cursif, essentiellement voué à en retracer les principales balises. L’équation s’adapte alors : (TM≈TE)>TN. Ainsi Gide parvient-il à évoquer un Prélude de Chopin par la seule image d’« une belle vague tranquille (…), précédée d’une autre vague plus petite, et [achevée] sur un remous tendrement exténué » [25] ; Valéry, une Suite de Bach par la mention itérative du « systématique ronflement identique rythmé des violoncelles », qui figure comme « le sol, la masse, la constance » sur quoi « la force des cordes hautes s’élève » [26]. Mais les plus innombrables exemples seraient à chercher chez Rolland, qui excelle dans l’art de brosser les grandes lignes d’intrigues musicales, elles-mêmes échos de sa fantaisie :

 

En 150 mesures ramassées, d’où tout détail secondaire est éliminé, le développement même (la « Durchführung ») réduit au minimum, rien que l’essentiel, le furieux dessin du début, à l’unisson, (…) revient plus de cinquante fois, comme un grondement de fauve exaspéré ; et les sauvages bonds d’octaves qui suivent, confirment l’impression. Un autre motif, de plainte douloureuse, se fait entendre ; et parfois, il s’élèvera à la plus sublime acceptation. Mais jamais il ne parviendra à apaiser le bouillonnement presque continu de colère, qui de nouveau explose avec une violence accrue, et dont le frisson parcourt tout le morceau. Il n’y a que la mort qui pourra en avoir raison ; et, en vérité, la Coda saisissante est une dernière scène de tragédie, où le héros - le Coriolan mourant - succombe, sans renoncer, l’espace d’une demi-mesure, à son furieux rugissement, (sept fois répété en dix mesures), qui se prolonge en s’éloignant, comme dans les profondeurs d’un enfer [27].

 

L’on remarquera au passage combien le sommaire, livré au présent, tend implacablement vers la scène. S’agissant d’aller à l’essentiel, le filtre de la narration retient les bonds et grondements sauvages, la percutante scène de tragédie finale, toutes apparitions censées avoir provoqué la plus intense communion du corps au phénomène, avoir le plus durablement marqué l’œil de l’âme. Aussi ne s’étonnera-t-on point de retrouver pour topos de nombreuses ekphrasis sommaires un canevas prisé du mode simultané : celui de la bataille, du corps-à-corps engagé, selon le degré d’ekphraséisation, entre tel et tel motif musical ou entre les personnages, les affects qu’ils symbolisent dans l’esprit du mélomane. Dans l’extrait qui suit se lit une exemplaire accélération du tempo narratif - le volume de partition donnant lieu au transcodage, dont les repères sont fournis entre parenthèses ou en complétive (« des huit mesures finales »), évolue du plus large au plus serré, quand le récit gonfle à proportion. Conformément à l’intensification de la charge dramatique du Quatuor op. 128 de Beethoven, et à mesure que s’annonce un climax, le synopsis vire à la scène d’algarade :

 

Dans la partie de Durchführung (…), le combat s’engage entre l’âme humble et tenace et la parole fatale, dont l’ordre pèse sur elle. Et l’on sent que l’âme gagne en confiance et en espoir (…). Dans la Reprise, le corps-à-corps se fait plus serré, et l’énergie de l’âme s’accroit toujours, s’exalte jusqu’à l’allégresse de la réapparition du deuxième motif de tendresse en majeur (mes. 234 et suiv.). Dans la coda les deux antagonistes se mêlent âprement (mes. 245-257) ; et c’est vraiment ici le combat de Jacob avec l’ange. Mais ils semblent en sortir ici tous les deux épuisés, (mes. 258-263), quand de l’abîme monte un flot qui roule, une sombre nuée bruissante de tonnerre, et au-dessus, le cri d’appel étouffé du premier violon : [citation musicale]. Et voici l’homme qui, dans un crescendo des huit mesures finales, d’un héroïsme inouï, reprend l’épée, frappe d’estoc et de taille, dans un emportement de fièvre, acharné, et ne s’arrête que, d’un coup foudroyant, l’ennemi ne soit brisé [28].

 

Il faut en venir à un degré limite du tempo ekphrastique. En raison de la nature principiellement kinétique du référent, ce flux sonore dans le silence même continûment alimenté, la narration ne peut que simuler la pause telle qu’elle est glosée dans les manuels de narratologie. Non que les « arrêts sur image » fassent défaut au sein du vaste corpus des ekphrases, au contraire. Simplement, le dispositif d’articulation procède alors par dilatation du temps de la narration, venu s’aligner sur le temps des émotions et de la fantaisie, tandis que la progression musicale est présentée dans l’illusion d’un flottement - à défaut de pouvoir être figurée comme figée et retranchée du temps de l’action. C’est donc malgré tout TM<(TE≈TN). La dimension périégétique et la nature descriptive de l’ekphrasis prennent ici tout leur sens, quand les unités micro- ou macro-structurales de la grammaire musicale, transmuées en personnages ou séjours, sont saisies dans le simulacre de cet étalement. Songeons à nouveau à Rolland et à la façon dont, au moment d’entamer son « analyse » de la Neuvième, il dépeint une cathédrale aux dimensions colossales, transformant ce qui dans la logique tient du sommaire (l’évocation synthétique de l’œuvre tout entière) en pause descriptive (la caractérisation synoptique d’un édifice) [29]. Dans son expression la plus convenue, la pause ekphrastique couvre les moments d’apaisement de l’action musicale ; son terrain d’élection est le cadre champêtre ou fluvial, qui ouvre lui-même à un espace de résonance intérieure - comme un paysage état d’âme :

 

Clarté du ciel, liquidité de l’atmosphère, tous les soucis sont effacés, la mélodie coule sans heurts, en un ruisseau riant, où elle s’égrène en gouttes cristallines, comme des arpèges de harpe (…). Nous n’analyserons pas l’heureuse promenade, coupée par de brefs rappels du cauchemar d’hier, que recouvrent aussitôt le joyeux murmure des champs, leurs gazouillis, leurs eaux qui courent, leur angélique ravissement, qui s’achève, après quelques graves mesures de prière, par un envol d’ailes au ciel, comme une transfiguration [30].

 

Notons la présence dans ce pavé descriptif du mécanisme, classique en contexte méta-artistique, de la prétérition (« nous n’analyserons pas »). Par l’absurde (puisque d’analyse il n’est en fait réellement pas question), il supplée à l’ellipse narrative annoncée, ce dernier degré de vitesse concevable. Un morceau de partition échappe dans ce cas à la « couverture » de la narration : quand (TM+TE)=n, TN=Ø, éventuellement en raison d’un temps de l’expérience (TE) trop peu chargé en émotions. Dans l’extrait qui suit sont ainsi passées sous silence cinq des six variations d’un mouvement de quatuor, après qu’une introduction sommaire en a pourtant fait mention :

 

L’allegretto final con variazioni (…) ramène la paix bénie des champs, l’oubli, le repos, le rire et le rêve de langueur alternés - « le sommeil de Renaud » - La plus ensorcelante des variations est la sixième, la dernière, où s’épanouit un jardin d’Armide, plein de délices et d’harmonies où l’âme chavire voluptueusement. Rarement, la palette de Beethoven a été plus « moderne » qu’en ces quelques touches de lumière diaprée, qui module sans se fixer, en un hypnotisant balancement [31].

 

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[23] H. Michaux, « La mescaline et la musique », art. cit., p. 40.
[24] A. Gide, Notes sur Chopin, op. cit., pp. 65-66. Désormais NC.
[25] Ibid., p. 33.
[26] P. Valéry, Cahiers (1930-1931), op. cit., p. 955. Le poète réfère au fameux Air pour cordes de la suite n°3 en ré majeur.
[27] R. Rolland, DQ, pp. 58-59. A propos du quatuor en fa mineur, op. 95.
[28] R. Rolland, DQ, p. 128. A propos du premier mouvement de l’Opus 132.
[29] R. Rolland, NS, pp. 27-28.
[30] R. Rolland, DQ, p. 55. A propos du quatuor en mi bémol op. 74.
[31] Ibid., p. 56. A propos de l’Adagio du quatuor en mi bémol op. 74.