(D)écrire la représentation. Quand le spectacle
postdramatique force à l’ekphrasis

- Benoît Hennaut
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Spécificités temporelles : de la description au récit

 

Même en prenant soin de relativiser l’anachronisme et de gommer la dimension épidictique de l’usage antique [15], on ne peut cependant échapper à la définition fondamentale de l’ekphrasis : c’est une description, tardivement spécialisée dans son objet aux seules œuvres d’art. Dans un récit classique, l’ekphrasis est d’ailleurs à maints égards considérée comme une pause descriptive, un temps de suspension dans l’écoulement du temps narratif. Comme l’écrivait magnifiquement Jean-Pierre Guillerm :

 

[Le tableau] est un objet du réel et de l’art qui soit comme hors du temps, qui tranche sur le régime même de la narration par l’arrêt indéfini de ses figures déployées dans l’espace. Le tableau renvoie paradoxalement à la fois à l’instantanéité de sa saisie visuelle et à la permanence indéfinie de l’instantané qu’il donne à voir. S’y référer dans la fiction narrative, c’est renvoyer hors récit à ce qu’on peut tenir pour soustrait au flux temporel du monde et du récit lui-même [16].

 

Pourtant, que ce soit du côté de la structure discursive empruntée par la critique théâtrale ou du côté de l’objet du spectacle lui-même, aux prises avec le temps et une succession d’actions, l’intuition ou la tentation narratives se font immédiatement sentir. Comment dès lors considérer l’ekphrasis spectaculaire sur le plan mixte des genres de discours qu’elle emprunte ?

Dans son introduction à un numéro des Cahiers de narratologie consacré aux relations « limites » entre images et récits, Jean-Paul Aubert rappelait une fois encore combien la notion de temporalité inhérente à l’existence et à la reconnaissance du discours narratif (fondations structuralistes - double ordre temporel, et fondations ricoeuriennes - le temps apprivoisé) problématise sa relation à l’image fixe, au signe iconique [17]. Il limitait cependant sa réflexion au cinéma et à la photographie. Le spectacle théâtral essentiellement visuel tel qu’il est proposé par Romeo Castellucci permet d’identifier le chaînon manquant entre l’ekphrasis conçue comme la description d’une image et le récit envisagé dans son arrangement temporel. Plus encore qu’au cinéma (où chaque image/plan/séquence est en soi une action mouvante et temporellement organisée, saturée de sens), ce type de spectacle postdramatique implique et provoque un discours narrativement organisé (parce qu’épousant ou assimilant une progression temporelle) qui soit fondé toutefois sur la succession d’images qui restent à décrire et à élucider. Les productions de Romeo Castellucci dans la période 1990-2004, dont Genesi est ici un exemple parfaitement représentatif, sont évidemment des cas d’école à ce sujet. Elles fonctionnent essentiellement sur la juxtaposition et l’enchaînement de tableaux scéniques qui sont simultanément des dispositifs actionnels et des œuvres plastiques chaque fois singulières. La critique s’accorde d’ailleurs largement pour qualifier le théâtre de Romeo Castelluci sous cet angle (sa formation initiale, aux Beaux-Arts de Bologne, est en fait celle d’un artiste visuel). « […] images plurivalentes et métonymiques, travaillées comme des peintures », « autant de tableaux qui s’entrechoquent » [18], « Castellucci travaille sa matière au cri près, en peintre et en visionnaire » [19] : quelques exemples suffisent à illustrer la pluie de qualificatifs picturaux qui accompagnent ses créations dans les années 1990 et début 2000. Dans son élucidation ou sa reconstitution de l’objet, le critique spectateur devient donc malgré lui le descripteur/narrateur de l’enchaînement d’images opaques [20] dont la combinaison constitue le spectacle. A ce titre, les textes présentés ici interviennent exactement au cœur de la dissymétrie communicationnelle exposée par Nicolas Wanlin comme étant une des problématiques de l’ekphrasis [21]. L’objet spectaculaire est conçu pour être reçu par le spectateur dans un rapport présentatif et contemplatif. Ce mode de réception est différemment constitué sur le plan cognitif de celui qui mettra le lecteur en présence d’un texte sémantiquement organisé par ce même spectateur devenu critique descripteur et narrateur [22]. Pour penser le phénomène de cette traduction discursive d’images temporellement enchaînées, aux limites de la description et du récit, un parallèle conceptuel doit être à notre sens tracé entre les concepts de dramatisation face à une représentation théâtrale [23], de narrativisation [24], et de dimension attentionnelle dans la conduite esthétique guidant la réception des œuvres d’art [25]. La conduite esthétique d’un spectateur (et a fortiori d’un critique) face à une représentation théâtrale non conventionnelle sur le plan du psychologisme et de la linéarité empruntera les chemins de la narrativisation comme un outil disponible à la fabrication du sens.

L’ekphrasis spectaculaire a ceci de différent avec l’ekphrasis picturale qu’elle épouse sur le plan syntagmatique la progression d’un objet qui est lui-même articulé sur le plan temporel. Le commentateur d’un tableau ou d’une œuvre plastique développe un syntagme textuel face à un objet paradigmatique dont il suppose les développements et prolongements fictionnels, ou dont il élargit les contours en procédant à une description fouillée de son objet. L’ekphrasis spectaculaire use largement de connecteurs temporels : « soudain », « pendant ce temps », « alors »… Elle est le rapport suivi d’un déroulement donné car elle vise à être le support d’une représentation différée et fidèle de l’objet de la part du lecteur. C’est bien en ce sens qu’elle appartient au type du script convoqué ci-dessus dans les termes de Bernard Vouilloux et de Nelson Goodman : la transcription discursive d’une œuvre dont la première identité est performative.

Cela dit, les spécialistes de l’image stricto sensu ne nient pas l’existence d’un enchaînement temporel dans la lecture de l’espace. « Au niveau psychologique, ce qui compte, c’est la perception par le destinateur qui est toujours un fait temporel : il y a un déchiffrement temporel de l’espace, une lecture du tableau comme il y a une lecture du texte », soutenait Aron Kibédi-Varga [26]. Sa réflexion illustre parfaitement notre objet quand il avance que « la juxtaposition d’images est génératrice de récit », ou encore, traitant du « récit visuel autonome » comme il le nomme, que « pour rendre compte de ce récit suggéré par les images et qu’aucun texte n’a précédé, le spectateur se transforme en narrateur, il se sert de ses mots, il raconte ce qu’il voit - il interprète » [27].

Le cas de Genesi convoque et combine en fait deux cas d’espèce quant à la narrativité des images incarnées par le théâtre postdramatique. Les titres donnés aux trois « actes », aux trois chapitres du spectacle dénotent un référent culturel et contextuel qui ne peut échapper au spectateur. La Genèse, Adam et Eve, Auschwitz, Caïn et Abel : ces seuls noms suffisent à imprégner les images développées sur scène du contenu d’une histoire prototypique. Au même titre que la peinture religieuse de la Renaissance, le paratexte confère aux images scéniques une narrativité parasite d’un récit établi au préalable. En revanche, après l’extraction de sens que Roméo Castellucci opère à partir de sa lecture des mythes, après le « martelage du texte » selon ses propres termes, il propose également des tableaux et des scènes qui gagnent le statut de visuel autonome et ne sont certainement pas réductibles à l’illustration immédiate d’un aspect isolé ou d’une séquence prototype de l’H/histoire. Pour prendre un parallèle connu, à aucun moment Genesi ne donnerait à voir physiquement la tête du Baptiste portée sur un plateau par Salomé.

 

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[15] Sur l’usage de l’éloge et la notion d’excellence portés par l’ekphrasis rhétorique, voir St. Lojkine, « Les Salons de Diderot, de l’ekphrasis au journal : genèse de la critique d’art », dans UtPictura18.
[16] J.-P. Guillerm, « Avant-propos », dans Récits et Tableaux 2, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1994, p. 12.
[17] J.-P. Aubert, « Prolégomènes », dans Cahiers de Narratologie, n°16, 2009.
[18] G. David, « Dire l’indicible », dans Les Saisons de la danse, n°326, mars 2000.
[19] A. Demidoff, « Sous les cadavres, Romeo Castellucci cherche la fraternité, et la trouve », dans Le Temps, 28/08/1999.
[20] Pour une étude approfondie quant à la nature et au fonctionnement du signe opaque et de la pensée iconique propres au spectacle postdramatique et à sa réception, voir C. Bouko, Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique, Bruxelles, Peter Lang, 2010.
[21] N. Wanlin, « Ekphrasis, problématiques majeures de la notion », art. cit.
[22] Sans le définir en ces termes, Roméo Castellucci poussera d’ailleurs plus tard ce principe dissymétrique de l’intérieur même de sa composition dramaturgique. Il fera l’apologie du non-récit dans son théâtre, prônant la priorité de l’expérience sensible, mais exhortera la constitution d’un corpus de textes narratifs produits à la réception des pièces, chargées d’en livrer une lecture dont il ne doit pas assumer la responsabilité du sens. Il institue la narrativisation du spectacle en un principe fondateur sur le plan dramaturgique, déplaçant la responsabilité du discours narratif. Lui et ses collaborateurs s’en expliqueront le plus largement à l’occasion de la production de la Tragedia Endogonidia entre 2002 et 2004. Voir B. Hennaut, «  Building stories around contemporary performing arts. The case of Romeo Castelluci’s Tragedia Endogonidia », dans Beyond classical narration: unnatural and transmedial narrative and narratology, sous la direction de J. Alber et P. K. Hansen, Berlin, de Gruyter, à paraître en 2013.
[23] M.-M. Mervant-Roux, Figurations du spectateur : une réflexion par l’image sur le théâtre et sur sa théorie, Paris, L’Harmattan, 2006.
[24] M. Fludernik, Towards a « natural » narratology, Londres & New-York, Routledge, 1996.
[25] G. Genette, L’Œuvre de l’art, Paris, Seuil, 1994 (vol. 1), 1997 (vol. 2) ; J.-M. Schaeffer, Les Célibataires de l’art : pour une esthétique sans mythes, Paris, Gallimard, 1996.
[26] A. Kibédi Varga, Discours, récit, image, Liège, Mardaga, 1989, p. 98.
[27] Ibid., p. 111.