L’œuvre romanesque de Félix Vallotton :
une fiction ekphrastique ?

- Julie Fäcker
_______________________________

pages 1 2 3 4 5

Or, le Corbehaut de Vallotton ne décrit que très peu le cadre de son intrigue et situe justement sa narration dans le « trou » d’un petit village breton. L’artiste ne cherche-t-il pas à indiquer qu’il ne remplit pas les conditions pour constituer un « livre sérieux » ? Tout porte à le croire : les péripéties, les adultères, les effets de retardement et de suspens, et la trame démultipliée et enchevêtrée du récit s’apparenteraient plutôt aux caractéristiques du roman-feuilleton, qu’il condamne par ailleurs. Plusieurs passages relevant de l’esthétique du roman gothique anglais - on sait l’influence de ce dernier sur les procédés et motifs du roman-feuilleton - confirment cette hypothèse. L’extrait suivant décrit la visite de Cortal dans le manoir des Braquehage :

 

On entra et Pierre qui suivait M. Angoust sur les talons eut le temps juste de voir se fermer une porte faisant face à celle de l’entrée, ensuite le bouton de cuivre tourner précautionneusement mû du dehors. Quelqu’un se retirait devant les visiteurs ; fait anodin qu’en autres temps le jeune homme n’eût pas relevé mais qui lui fit imaginer un peu de mystère.
(…) On pénétra dans un cabinet de toilette installé de façon assez moderne ; il n’y avait personne, ce qui étonna le jeune homme, mais, de même que dans la pièce précédente, il vit bouger la poignée d’une porte de sortie et, l’imagination aidant, crut entendre le bruit étouffé d’une fuite.
(…) On poursuivit. Un assez long couloir s’offrait, éclairé à chacune de ses extrémités par un œil-de-bœuf percé dans le mur. Une flaque de lumière allumait les briques voisines d’un éclat rose assez vif, mais s’éteignait bientôt, vaincue par l’ombre progressive jusqu’à laisser le milieu du couloir dans la pleine obscurité. A ce moment où M. Angoust ouvrait la porte, Pierre Cortal vit nettement une jupe noire disparaître au centre même de cette ombre [35].

 

Le titre même du roman de Vallotton, Corbehaut, est, au demeurant, celui choisi par Cortal pour ses « petites histoires qu’on tire en gros caractère sur papier épais, avec beaucoup d’à-la-ligne et qui font illusion d’être quelque chose alors qu’elles ne sont rien » [36].

Le phénomène de transposition, du point de vue de l’ironie romantique propre aux œuvres et aux romans de Vallotton, est donc particulièrement complexe puisqu’elle revêt deux dimensions d’étendue différente. D’une part, la rupture de l’illusion, qui naît, dans la production plastique, de l’accentuation de chacun de ses composants, est activée, dans les récits, par la révélation de quelques-uns de ses propres éléments constitutifs, à savoir le lecteur et le narrateur. D’autre part, la distanciation critique, que le peintre n’exprime que très peu au sein de (et relativement à) son art, est, à l’inverse, amplifiée dans ses romans et se rapportent à ses activités littéraires. Ce phénomène est peut-être dû au manque de légitimité qu’a pu ressentir Vallotton – comme de nombreux autres peintres-écrivains – par rapport à son nouveau statut d’auteur : l’autodérision pouvait être une manière de prévenir et de désamorcer la critique.

 

Des tableaux derrière les mots

 

Plus que les thématiques et le ton particulier qui se dégagent de l’œuvre picturale de Vallotton, c’est davantage encore leurs principes esthétiques et leurs éléments fondamentaux que l’artiste transpose dans ses romans. Les Soupirs de Cyprien Morus, dont l’un des protagonistes est employé aux Beaux-Arts, et La Vie meurtrière, dont le héros est critique d’art, deviennent prétexte à énoncer ses propres considérations artistiques. On y retrouve le rejet du marché de l’art, nous l’avons dit, ainsi que de l’académisme et de la mondanité du Salon :

 

[…] ils (…) se trouvèrent portés devant un bloc de plâtre gigantesque (…) effarés, ils s’arrêtèrent.
- Comment diable ! dit Lucien, un homme peut-il avoir l’idée d’une énormité pareille ?
- Avoir l’idée, passe encore, il vous en pousse de si extraordinaires, mais le grave est de s’y être complu jusqu’à passer à l’exécution.
- Et dire que l’Etat va dépenser des fortunes pour faire fondre cette horreur en bronze.
- Oui, mon cher, après quoi on l’enverra dans un Carpentras quelconque, aux fins d’orner le jardin public.
- Je le vois d’ici, sur le Cours, avec entourage de géraniums et fond de lauriers-sauce.
- Bien commode pour les petits besoins [37].

 

A l’inverse, l’artiste exprime les composantes artistiques qui lui sont chères, comme l’harmonie et le goût, ou celles qu’il considère comme absolument fondamentales :

 

J’avais observé, au cours de maintes discussions, que les peintres et même les sculpteurs semblaient dénier à la ligne toute valeur autre qu’évocatrice de silhouettes, architecturale par conséquent. Selon eux, la couleur, en donnant aux objets ou êtres représentés leur qualité de substance et leur pulpe, avait seule pouvoir d’éveiller le désir des sens. Comme si le fléchissement d’une hanche ou d’un sein n’était pas aussi suggestif en son strict contour que les nuances, fussent-elles infinies, de la peau ! [38]

 

La forme et la ligne, dont l’importance pour l’artiste est clairement explicitée dans cet extrait, ont encore une incidence sur la narration. Elles y deviennent un indice quasi vital ; les personnages qui en sont dépourvus perdant toute consistance : « Dans la rue, je marchais pesamment, tête basse, et lorsque le hasard m’arrêtait auprès de quelque boutique ornée de glaces, j’y discernais un être grisâtre et sans ligne, en qui je n’étais pas fier de me reconnaître » [39]. De même les paysages, dont l’absence de modelé décide même Cortal à quitter Prestel-sur-mer :

 

Le temps avait fraîchi, un gris mat annonciateur d’hiver noyait le ciel et se répandait sur les choses en cendre fine. Toutes formes semblaient amollies et toutes valeurs détraquées ; Pierre Cortal ne reconnut plus certains objets, ni les plans, ni les contours n’étaient les mêmes. (…) Il songea qu’il faudrait bientôt regagner Paris […] [40].

 

La ligne, et plus particulièrement l’arabesque, se révèle enfin dans l’écriture du peintre. L’occurrence du terme n’apparaît qu’une seule fois dans La Vie meurtrière – « Ma pauvre cervelle et mon cœur aussi las se refusèrent, et ma plume orna la page d’arabesques et de gribouillis sans à-propos » [41] – mais elle est suggérée plusieurs fois au moyen du champ lexical de la ligne sinueuse. Clément Dessy [42] a mis en évidence que l’arabesque, outre sa faculté à rompre avec la mimésis, présente également un potentiel symbolique fort pour les écrivains qui en font mention dans leurs textes : elle est associée à l’imagination et à la fantaisie artistique. Dans l’exemple cité ci-dessus, l’arabesque est en effet une ligne visuelle, mais elle revêt également une dimension métaphorique puisqu’elle est convoquée au moment de la divagation et de l’inspiration littéraire. Les pauses narratives de Corbehaut consacrées à la description de monsieur Honoré sont elles aussi ponctuées d’arabesques évocatrices. Le vieil homme raconte ses histoires et souvenirs à Cortal ; s’effrite alors la frontière entre le réel et l’imaginaire : « Les volutes subtiles de la cigarette se mêlaient sous l’abat-jour aux bouffées jaunâtres de la pipe, une lutte molle les faisait se tordre, puis disparaître, aspirées par la chaleur de la flamme, ensuite, se répandre pacifiées et bleues » [43], « Son mouvement perturba les ondes bleuâtres dont les spires s’insurgèrent pareilles à de fluides couleuvres, puis avec lenteur se calmèrent » [44].

 

>suite
retour<
sommaire

[35] Ibid., pp. 186-188.
[36] Ibid., p. 137.
[37] F. Vallotton, Les Soupirs de Cyprien Morus, op. cit., pp. 41-42.
[38] F. Vallotton, La Vie meurtrière, op. cit., p. 57.
[39] Ibid., p. 156. Nous soulignons.
[40] F. Vallotton, Corbehaut, op. cit., p. 223.
[41] F. Vallotton, La Vie meurtrière, op. cit., p. 198. Nous soulignons.
[42] Cl. Dessy, « Filer l’arabesque », dans Les Ecrivains devant le défi nabi. Positions, pratiques d’écriture et influences, op. cit., pp. 321-392.
[43] F. Vallotton, Corbehaut, op. cit., p. 101. Nous soulignons.
[44] Ibid., p. 111. Nous soulignons.