Défaire et refaire l’image :
l’illustration imprimée à l’épreuve
de sa reproductibilité technique

Trung Tran
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Fig. 6. Boccace, Flammette, 1532, page de titre

Fig. 7. Boccace, Flammette, 1532

Fig. 9a. H. de Crenne, Les Angoysses douloureuses
qui procedent d’amour
, 1538

On pourrait en dire autant de celles dont est pourvue la Complaincte trespiteuse de Flamette que Janot publie un an après le Songe. Notre « dame au livre », comme toutes les autres gravures qui ornent cette édition, s’insère dans le flux de la narration pour en ponctuer certaines étapes [20], tel un ornement typographique venant aérer et structurer l’espace de la page et l’espace du récit : une fonction similaire était d’ailleurs dévolue aux bois illustrant les précédentes éditions du texte de Boccace, dont il faut rappeler que la première traduction paraît en 1531 chez Jean Longis, dans une édition ornée de vignettes copiées, pour la majorité d’entre elles, sur des bois ayant servi à des éditions de l’Enéide [21]. En 1532, Longis procure une seconde édition du texte et la même année, à Lyon, Claude Nourry et François Juste donnent chacun leur Flammette. Ces éditions lyonnaises sont elles aussi illustrées de bois ouvrant un chapitre ou introduisant les paroles de l’héroïne [22]. La page de titre de l’édition Nourry (fig. 6) calque celle de l’édition Longis [23] et fournit la matrice iconographique des vignettes intérieures puisqu’elles représentent toutes Flammette soit seule, soit accompagnée d’un autre personnage (figs. 7 et 8 ) : si les bois sont répétés, ils diffèrent par leur encadrement, qui souligne la valeur décorative des illustrations dont la variété satisfait ainsi au plaisir des yeux. Si l’édition illustrée de Denis Janot est conforme à ses habitudes éditoriales [24], un tel choix témoigne donc sans doute de la volonté de l’imprimeur de placer son édition dans la continuité de celles qui l’ont immédiatement précédée, toutes illustrées, et qui marquèrent la « carrière française » de la Flammette [25]. Le geste de l’illustration se place donc au croisement entre habitudes (et politiques) d’atelier et traditions éditoriales constituées par les éditions et rééditions successives d’un même texte. C’est sans doute de cette logique que relève l’édition illustrée des Ouvres de Marot que Janot donne en 1544 [26] où la « dame au livre » se contente d’ouvrir la section des complaintes, sans que l’on puisse établir quelque rapport que ce soit entre le texte et l’image.

Dans chacun des cas que nous venons d’évoquer, notre gravure vaut ainsi comme balise textuelle ou embrayeur discursif bien plus qu’elle ne revêt de valeur pour elle-même, pour son contenu figural, qui fait l’objet d’une subduction progressive. Dans Le Triumphe de la Mort, le Songe de Madame Hélisenne et La Complainte de Flamette, elle apparaît pour introduire un discours, une parole vive (que le livre désignerait alors métaphoriquement ?) fonctionnant dès lors comme une marque d’énonciation et en particulier d’une énonciation féminine. Chez Marot en revanche, l’évidement iconographique de l’image est total.

Ainsi une gravure, usée et épuisée par ses remplois successifs, aura tôt fait de devenir un « lieu de vacance signifiante » [27]. Illustrative, l’image l’est-elle encore ? Si sa mobilité s’autorise de sa malléabilité, est-elle seulement encore « image » dès lors que sa répétition se fait au prix d’une mise à mal de sa densité figurale et un évidement progressif de son contenu iconographique ? Elle n’en mérite pas moins cependant d’être revue et relue : défaite mais aussi refaite (ou inversement) par ses cotextes et ses contextes successifs, l’image répétée est une invite à penser les conditions et les modes de sa figurabilité ou de sa dé-figuration.

Il convient de faire retour sur la toute première apparition de notre image, c’est au sein de l’édition princeps des Angoysses douloureuses qui procedent d’amour d’Hélisenne de Crenne que Denis Janot l’utilise pour la première fois. Il s’agit d’une édition abondamment illustrée de vignettes dont certaines reviennent à l’identique au sein du volume [28]. Trois fois répétée dans le corps de l’ouvrage, la "Dame au livre" prend d’abord place au sein de l’« Epistre dedicative de Dame Helisenne à toutes honnestes Dames » (fig. 9a), puis en tête de la seconde partie du roman, avant que la narratrice ne s’adresse, en une formule topique, aux « lecteurs benevoles ». La place de la vignette dans l’espace du livre et du texte est essentielle à remarquer, pour peu que l’on prête attention à cette « grammaire des emplacements » [29], laquelle met tout particulièrement en avant l’intérêt des liminaires en tant qu’ils se situent « à la jointure de l’énonciation et de l’énoncé » [30]. Or la position liminaire de notre image – en tête du roman puis en tête de la deuxième partie – invite à y voir une variante remarquable de ce stéréotype iconographique qu’est le portrait d’auteur, si souvent exhibé en tête des manuscrits et des imprimés pour mettre en image l’instance (ou les instances) incarnant – ou se disputant – la légitimité de l’écrit, l’autorité du livre ou la paternité du texte, ou figurant encore les ambiguïtés de son énonciation [31]. Derrière notre image se décèle ainsi la présence d’un modèle, potentiellement inscrit (par la présence et la combinaison de certains des motifs qui la constituent) activé par le contexte (l’emplacement dans l’espace physique de l’œuvre) et remotivé par le cotexte fictionnel et narratif. Rappelons en effet brièvement la trame du roman : dans la première partie, Hélisenne fait le récit de son aventure amoureuse avec Guénélic, évoque leurs échanges épistolaires, la destruction des lettres des amants par le mari jaloux, sa séquestration au château de Cabasus où elle consigne dans un livre l’histoire de ses amours contrariées. Ainsi donne-t-elle « commencement à l’œuvre présente », espérant que le manuscrit tombe un jour dans les mains de son amant. Dans la deuxième et la troisième partie du roman, Guénélic prend le relais de la narration et conte le récit de ses aventures, de sa quête pour retrouver sa bien-aimée, accompagné de son fidèle ami Quezinstra. Ce dernier prend enfin en charge la fin du récit, qui s’achève sur la mort des deux amants. Près du corps d’Hélisenne est alors découvert un petit paquet de soie blanche dans lequel est enveloppé le livre renfermant le récit de ses amours. Mercure le présente au « consistoire celeste ». Vénus et Pallas se le disputent jusqu’à ce que Jupiter ordonne de le faire imprimer à Paris, « affin de manifester au monde les peines, travaulx, et angoysses douloureuses qui procedent à l’occasion d’amours » [32]. Dans cette fiction dont la matière et la manière reposent ainsi sur la spécularité, la multiplicité des foyers énonciatifs et le statut complexe d’Hélisenne, autrice du roman mais aussi narratrice et personnage de sa propre histoire, on comprend que son image liminaire soit donc à même de « symbolise[r] l’œuvre et l’auteur » et de « désigne[r] métonymiquement le livre », comme l’affirme à juste titre Christine de Buzon [33]. À l’évidence, l’image « fait figure » en contribuant à la construction d’une énonciation fictive multiple.

 

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[20] f° xlviii r°.
[21] Voir William Kemp, « Les éditions parisiennes et lyonnaises de la Complainte de Flammette de Boccace (1531-1541) », dans Studi Francesi, XXXIII, 1989, pp. 247-265 ; Michèle Clément, « Co-élaborations à Lyon entre 1532 et 1542 : des interventions lyonnaises en réseau sur les "récits sentimentaux" ? », Réforme-Humanisme-Renaissance, n° 71, janvier 2011, pp. 35-44.
[22] Nous procurons ici une reproduction de l’édition Nourry. L’édition Juste est consultable en ligne sur le site de l’université de Virginie.
[23] On en retrouvera une reproduction dans l’article de W. Kemp. La page de titre de l’édition Juste donne elle aussi à voir une image de Flammette.
[24] A l’instar de ses collègues imprimeurs et libraires, il suit alors la mode lancée quelques années plus tôt par Romain Morin : voir William Kemp, « Les petits livres français illustrés de Romain Morin (1530-1532) », dans Il Rinascimento a Lione, A. Possenti, G. Mastrangelo (éd.),  Rome, 1988, 2 vol., vol. 1, pp. 467-523.
[25] Voir Serge Stolf, « Traductions et adaptations françaises de l’Elegia di madonna Fiammetta », dans Cahiers d’études italiennes, n° 8, 2008, pp. 177-194 (visible ici).
[26] Beaux-Arts, Masson 0292, f°. 53 v°. Denis Janot a fourni un certain nombre d’éditions illustrées de Marot, tout comme Denis de Harsy à Lyon. Voir Véronique Duché-Gavet, « Marot illustré », dans Poésie et illustration, dir. Lise Sabourin, Presses universitaires de Nancy, 2008, pp. 23-42.
[27] Selon la formule de Philippe Maupeu et Pascale Chiron, art.cité, n. 4, p. 44.
[28] Sur les images des Angoysses, voir Trung Tran, « L’image dans l’espace visuel et textuel des narrations illustrées de la Renaissance », dans Le Livre et ses espaces, dir. Alain Milon et Marc Perelman, Presses de l’Université Paris X-Nanterre, 2007, pp. 85-107 ; id., « Le texte illustré au XVIe siècle, stratégie éditoriale ou création littéraire ? », dans L’Acte éditorial à la Renaissance et aujourd’hui, dir. Brigitte Ouvry-Vial et Anne Réach-Ngô, Paris, Classiques Garnier, 2010, p. 59-87. Sur les gravures de l’édition de 1539, voir Christine de Buzon et William Kemp, « Intervention lyonnaise sur un texte parisien : l’édition des Angoysses douloureuses qui procedent d’amours d’Hélisenne de Crenne (Denys de Harsy, vers 1539) », dans L’émergence littéraire des femmes à Lyon à la Renaissance, 1520-1560, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2008, p. 186.
[29] Ségolène Le Men, « Iconographie et illustration », dans L’Illustration. Essai d’iconographie, dir. Maria Teresa Caracciolo et Ségolène Le Men, Paris, Klincksieck, pp. 9-17.
[30] Ibid.
[31] Voir Cynthia J. Brown, Poets, Patron and Printers, London, Cornelle University Press, 1995.
[32] f° HHH v°.
[33] Les Angoisses douloureuses d’Helisenne de Crenne (1538) : lectures et « écritures », thèse dactylographiée, Université de Tours, 1990, pp. 92-107, suivie en cela par Anne Réach-Ngô dans « Représentations iconographiques du livre à la Renaissance : la naissance de l'auctorialité », communication prononcée lors de la journée d’études « Textes, images et métamorphoses du support », org. C. Pascal et T. Tran, Montpellier III, mai 2009. Pour une analyse de cette gravure en rapport avec les autres illustrations liminaires du roman, nous nous permettons de renvoyer à notre thèse, Du livre illustré au texte imagé : image, texte et production du sens au XVIe siècle, Université Paris IV, 2004.