Le genre répété : étude de la grammaire illustrative de quelques romans réalistes
du XIXe siècle

Marie-Ève Thérenty
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Fig. 12. Lix, Mademoiselle Ursule, v. 1867

Fig. 13. Lix, Maître Quantin, v. 1867

Le dispositif typologique dans la manière dont il s’est diffusé à partir des Français peints par eux mêmes a sans conteste fasciné les écrivains faisant du type illustratif une matrice du personnage et notamment du personnage réaliste. Ainsi Balzac s’est approprié dans un geste magistral de resaisie rétrospective de sa propre œuvre l’imaginaire de l’inventaire social. Souvenons-nous de l’avant-propos de La Comédie humaine écrit en 1842 qui propose autoritairement une reprise de l’œuvre par la grille de lecture du type, geste absolument contemporain, on l’a vu du choix de l’illustration de l’œuvre : « Ce n’était pas une petite tâche que de peindre les deux ou trois mille figures saillantes d’une époque, car telle est, en définitif, la somme des types, que présente chaque génération et que La Comédie humaine comportera » [29]. Balzac développe ici l’utopie d’une œuvre-monde fondée sur une galerie, une galaxie de personnages typologiques, proposant un projet de lecture de son œuvre comme inventaire du monde social. Le deuxième signe de cette littérarisation de la grammaire du type réside dans l’évolution du réalisme, sous l’impulsion d’un de ses théoriciens comme Champfleury vers une dépsychologisation de ses personnages. Champfleury a, dans ses écrits historiques et théoriques, souligné l’importance de l’invention du type, création iconique liée selon lui à des dessinateurs comme Daumier dont il a « étudié l’œuvre feuille à feuille » [30], Traviès ou Gavarni : « L’individu s’efface pour laisser place à un type. C’est là ce que trouvent si rarement les poètes, les romanciers, les peintres, les caricaturistes » [31]. Dans plusieurs romans de Champfleury, et notamment dans Les Bourgeois de Molinchart (1855) que nous allons considérer ici, les types sociaux prédominent. Cette obsession pour le type plutôt que pour l’individu se manifeste par le fait que les personnages sont plus souvent désignés dans le roman par leur classe professionnelle que par leur état-civil et par l’emploi fréquent de maximes générales mettant en jeu des mécaniques sociales pour expliciter le comportement d’un personnage.

 

M. Creton du Coche se promenait alors sur les remparts suivant son habitude, après déjeuner loin de se douter de ce qui se passait dans sa maison. Il était sorti à midi précis, pour aller voir les travaux.
C’est une mission que se donnent les bourgeois de Molinchart que d’aller voir les travaux [32].

 

Ce personnage paraît complètement étouffé par le type du bourgeois prudhommesque. Parfois Champfleury est encore plus explicite sur le processus d’engendrement du personnage par le type : « Ainsi parla Larochelle, qui n’était autre qu’un commis-voyageur en baromètres, et qui joignait à son commerce l’invention de la Société météorologique dont le brevet fut payé cinq cents francs. Larochelle fut un des types les plus adroits de la race des voyageurs de commerce […] » [33]. Les titres de chapitres confirment éloquemment cette obsession typologique : « une jeune femme de province, chapitre III », « La vieille fille, chapitre V » (fig. 12), « la maîtresse de pension, chapitre XV ». Les personnages illustrent tous un type déjà bien mis en valeur en 1855 par l’iconologie sociale et la caricature : Creton du Coche, l’avoué ; Louise Creton du Coche, la femme de province ; Ursule Creton la vieille fille ; Jajeot, l’épicier ; Bonneau, l’archéologue avec son parapluie ; l’avocat Quantin… Tout le personnel graphique des Français peints par eux-mêmes et des séries typologiques inventées par Daumier, Cham ou Bertall, semble se mobiliser et s’animer dans cette intrigue romanesque. Le chapitre XIV intitulé « Catilinaires de province » met ainsi en scène les « gens de justice » crayonnés par Daumier.

 

L’avocat Quantin (fig. 13) entra par la petite porte qui mène à la chambre des délibérations du jury dans les affaires de cours d’assises. Le bonnet en arrière, la bouche dédaigneuse, les larges manches flottant au vent qui semblaient bouffies d’orgueil, d’immenses dossiers sous le bras, un certain remuement qu’il donnait à son corps, produisirent sur l’assemblée ce que le peuple appelle le flafla. M. Quantin traversa le public la tête haute, avec l’air d’un triomphateur, envoya des sourires aux dames, et montra aussitôt la familiarité qu’il entretenait avec les juges en allant causer avec le président [34].

 

Bertrand Gendrel remarque, dans sa thèse récente [35], que les personnages principaux qui généralement dans le roman se distinguent comme individus, comme caractères, voire comme héros, sont tout autant identifiables à des types que les personnages secondaires. Ainsi, le Comte de Vorges dont la vie est résumée en focalisation externe sans empathie ou sans tentative pour rejoindre le point de vue du personnage est ainsi le type absolu du bellâtre de province :

 

Quoique âgé de vingt-cinq ans, il conservait le charme de la première jeunesse. Une petite moustache, qui ressemblait à un peu de fumée qui sort de la cabane d’un pauvre, contribuait sans doute à le faire paraître plus jeune qu’il n’était réellement. Vers vingt-trois ans, il était revenu de Paris, à la suite d’une passion violente pour une comédienne : depuis, il ne sortait plus de ses terres. On l’avait vu arriver un jour à Molinchart, maigre, pâle, triste, et telle était la tradition qui courait le pays. La santé lui revint, mais il conserva toujours un sourire fin et triste, un regard inarrêté qui provoquait la sympathie [36].

 

Les personnages semblent déjà vouloir se mettre en adéquation avec une hypothétique illustration [37] qui parfois est d’ailleurs représentée par une ekphrasis dans le texte : « un seul portrait attirait les yeux : le pastel de la mère de M. Creton ; image exacte de la vieille fille, avec un manteau pointu et de grandes lunettes d’acier qui semblaient fouiller au fond des consciences » [38]. Tout le roman semble constituer un palimpseste iconique tant les scènes paraissent motivées par un ressort comique invisible et les personnages déjà dessinés dans la vaste galerie typologique du XIXe siècle. Certains objets surinvestis en témoignent comme le parapluie de l’archéologue Bonneau, qui lui sert à mesurer scientifiquement les monuments mais qui depuis la monarchie de Juillet et Daumier désigne autant le bourgeois qu’il indique une volonté de typification. On pourrait même risquer, en examinant la production romanesque de Champfleury qui fut aussi un des premiers historiens de la caricature et de la vignette, que le processus typologique a pu entraîner le réalisme vers l’une de ses apories. Son écriture montre non seulement une objectivation due à la volonté réaliste mais également une « dépsychologisation » de l’individu mu uniquement par des déterminismes sociaux, phénomène que nous proposons de relier à l’influence du type iconique. Un lien existe entre cette pratique typologique d’un réalisme sans psychologie et la grammaire illustrative du type, entre le réalisme et le support du livre illustré.

       Il existe donc au XIXe siècle notamment dans l’illustration de la littérature populaire mais pas exclusivement une grammaire fondée sur la répétition de trois genres d’images : la vue, la scène et le type. Le type notamment s’impose à l’époque romantique et réaliste et le phénomène de la répétition de silhouettes essentiellement ancrées socialement aboutit à une proposition de lectures uniquement sociales du personnage et à un projet esthétique faisant du roman réaliste une galerie de types, un inventaire des différentes identités possibles dans une société en pleine mutation. La prise en compte de l’atelier, dans une perspective de génétique éditoriale, montre que les écrivains associés à l’illustration ont pu avoir tendance à intégrer cette scansion dès la rédaction de leurs œuvres, en en faisant une contrainte aussi forte que non dite. Par ailleurs, du côté des imaginaires poétiques, cette forme typologique a pu avoir des conséquences importantes autant sur les œuvres-mondes [39] (qui se sont souvent appuyées sur des inventaires sociaux) que sur certaines tentatives du roman réaliste, dans ses formes les plus radicales, pour proposer un personnage complètement dépsychologisé, réduit à sa carapace et à ses automatismes de type social.

 

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[29] Pierre- Jules Hetzel à Jules Verne, jeudi 21 septembre 1872, Correspondance, op. cit. , t. 1, p. 184.
[30] Champfleury, Histoire de la caricature moderne, Paris, Dentu, 1885 (3e édition), p. 188.
[31] Ibid., p. 42.
[32] Les Bourgeois de Molinchart, Œuvres illustrées de Champfleury, illustrations de Lix, 1867, p. 5.
[33] Ibid., p. 7.
[34] Ibid., p. 68.
[35] Bernard Gendrel, Le Roman de mœurs en France (1820-1855), thèse soutenue le 26 novembre 2010 à l’université de Tours.
[36] Ibid., p. 15.
[37] Les Bourgeois de Molinchart ont été illustrés en 1867 par Lix pour la collection des Œuvres illustrées de Champfleury. Selon la grammaire usuelle, l’illustration est composée de scènes et de types (Ursule la vieille fille, les écuyères Madame Formose et la Carolina, Maître Quantin…).
[38] Ibid., p. 22.
[39] Nous renvoyons au numéro de Romantisme sur L’œuvre-monde, 2007.