Prolégomènes
Quand l’image refait figure

- Trung Tran, Olivier Leplatre
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Par remontage, on pourrait entendre les multiples manières de se saisir d’un texte et d’une image (fixe ou non) et de les faire réapparaître en les incorporant à un autre arrière-plan, un background ou une toile de fond différents (texte ou/et image). La décision de remonter des illustrations développe une conception de l’attachement ou du contact entre texte et image, entre dicible et visible, lien complexe et parfois tendu, qui se rapproche de l’idée de dispositif, et plus particulièrement de dispositif plastique, a priori souple ou rendu, justement grâce au travail de la répétition, mobile et malléable. Le remontage postule une analyse des procédures et des procédés de construction du dispositif : prélèvement (sous quelles formes ? d’une totalité à son fragment : un ensemble d’images, une image unique, un morceau d’image), transfert, déplacement, inversion, expansion, réduction, séparation, regroupement, exportation et insertion, remploi dans des contextes où se redistribue, plus ou moins fidèlement, le sens des textes et des images…

Le démontage suppose une certaine violence exercée sur la source, qui malmène sa cohérence et son intégrité, provoque son démembrement ou son démantèlement et entraîne d’autres actualisations de ses virtualités. Il concerne alors l’autonomie et la circulation des textes et des images, leurs changements de rythme, les modes de leurs bouleversements et de leurs mutations. Il dépend encore d’un examen de l’intention ou des intentions qui président à cette manipulation : enjeux artistiques, mais peut-être aussi idéologiques ou politiques, et plus généralement historiques et anthropologiques.

Le remontage débouche sur des modifications de la signification, de plus ou moins grande ampleur, qui conduisent notamment à défaire, à mettre en crise le sens premier. Il provoque des perturbations dans les effets de lecture et reconsidère leur valeur (enrichissement/appauvrissement) ; il réclame des protocoles herméneutiques différents et dépend de mécanismes de réinterprétation. Il permet ainsi de mesurer par exemple jusqu’où peut aller la dénaturation des textes ou des images et d’évaluer la marge de liberté dans leurs emplois.

 

Répétition et dispositif

 

C’est ainsi en termes de dispositifs que l’on peut évaluer l’agencement entre les textes et les images, « matrice d’interactions potentielles » [7], mais aussi la visée pragmatique et formelle de l’image répétée. Car la répétition d’une image ajoute des suggestions de lecture aux parcours multiples que le réseau texte-image engendre déjà par le nombre de ses interrelations. Ces parcours supplémentaires tiennent compte de l’historicité des images et des textes (la répétition nourrissant le palimpseste des œuvres), ils intègrent les stratégies éditoriales et les supports de diffusion, ils introduisent des points de vue critiques ou ludiques et reçoivent parfois des commentaires méta-iconiques.

La matérialité physique de l’œuvre participe aussi de la syntaxe et de la performativité du dispositif. Car les emplacements dans le livre déterminent des positions de sens et des types de réception, ils activent le dialogue des renvois et fournissent le cadre des remotivations qui rouvrent les images ; ou plus simplement l’image répétée viendra rythmer de ses ornements la beauté du livre.

Il existe en effet un rythme des images, et plus précisément pour le livre illustré, des rythmes dans le dispositif. A ce titre, la répétition, par sa simple arithmétique, ressortit de cette « grammaire des emplacements ». Que dire de Sade qui surcharge quelques-uns de ses livres d’un foisonnement d’illustrations, véritable machinerie visuelle activée par la réitération inlassable des positions et des scènes sexuelles ? L’abondance des séries crée des effets d’itération qui confinent au vertige et à l’idée fixe, offrant le magnétisme des images aux fantasmes et aux rêves hypnotiques. Mais l’image possède aussi le pouvoir de se diviser et de se démultiplier dans son cadre même. Les hommes illustres saisis, en leur vérité, par Vulson de la Colombière (Les Portraits des hommes illustres françois, 1655) cernent leur portrait orné de déclinaisons d’identité en formes de devises, d’emblèmes, de sentences, images figurales qui les redisent et les remontrent en un véritable système visuel diffracté.

 

Le temps des images

 

L’image répétée est enfin liée dans ses implications à une pensée du temps. Parce que la mémoire la transporte et qu’elle-même nourrit la mémoire. Parce qu’elle engendre des problèmes d’anachronisme, au-delà des temps. La notion de Pathosformel, relayée par Erwin Panofksy à partir d’Aby Warburg et aujourd’hui redéployée par Georges Didi-Huberman, modifie sensiblement l’idée que nous pourrions avoir du retour des images, en nous détournant de la nostalgie des modèles et en ne considérant pas l’image répétée comme toujours plus ou moins désémantisée. En ce sens, la reprise des images réclamerait une déprise de notre jugement sur elles.

Le remontage et le remontrage [8] des images proposent une réflexion sur la temporalité en fonction des situations d’anachronisme. L’image répétée a cette faculté de déchirer le tissu de l’actuel pour intégrer ce qui appartient au passé, de même qu’elle force rétrospectivement à relire ce passé à la lumière du présent. Elle lance un double regard à travers la dimension chronologique des temps et par delà le défilé des âges. Pour Aby Warburg, l’actualisation par la répétition ou la réactualisation (accompagnée de réinterprétations) appartient à une histoire des survivances, sous-tendue par la force vitale de l’affectivité. La formule du pathos est inséparable d’une dynamique imaginaire, d’une sorte d’émulation créatrice dont les motifs sont les moyens de resurgissement. Aussi les images restent-elles en latence pour cette réflexion sur l’art qui refuse de le voir mourir et revient sans cesse aux archives du regard dans lesquelles se ressourcent les artistes. La répétition, quand elle est véritable désir de créer, encourage un retour critique sur la manière dont les images regardent les textes, elle est une force de transgression des temps et des attentes, défaisant les configurations des dispositifs pour stimuler en eux les déplacements, les transferts et les capacités d’engendrer des cohérences différentes, problématiques, distanciées, rénovées. On doit en conclure au renouvellement voulu par la répétition, à la dialectique paradoxale qu’elle sollicite avec l’originalité en dégageant, entre l’inédit pur et le mimétisme passif, l’énergie métamorphique des images et leur aptitude à se réoriginer toujours pour mieux inventer.

 

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[7] Ph. Ortel, « Avant-propos », dans Discours, image, dispositif. Penser la représentation II, Textes réunis par Philippe Ortel, Paris, L’Harmattan, « Champs visuels », 2008, p. 14.
[8] Voir G. Didi-Huberman, Quand les images prennent position. L’Œil de l’histoire, 1. Paris, Minuit, « Paradoxe », 2009.