Galeries picturales, galeries littéraires :
imitation et transposition de modèles dans
Les Peintures morales (1640-1643) et
La Gallerie des femmes fortes (1647)
du père Pierre Le Moyne

Catherine Pascal
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Fig. 5. G. Huret, « Les Fideles Morts », Les Peintures
morales
, 1643

Fig. 6. G. Rousselet et A. Bosse, « Mariamne »,
La Gallerie des femmes fortes, 1647

Cette « gallerie », c’est celle que s’est fait construire Ampèle, l’un des personnages fictifs du récit-cadre. Le traité du père Le Moyne prend effectivement la forme d’une conversation à la campagne entre amis pressant l’un d’eux, le poète Eranthe, de leur dévoiler les textes en vers sur les passions qu’il a depuis longtemps composés, en vue de servir de programme iconographique à la galerie d’Ampèle, celle-là même représentée par le frontispice [25]. Le titre de Peintures morales se justifie donc d’abord par l’association d’une gravure pleine page (au nombre de quatre dans le tome I et de trois dans le tome II [26]) à un poème plus ou moins descriptif, l’un comme l’autre désignés par le terme de « Peintures » ou de « Tableaux » [27]. Toutes ces « peintures » sont en outre précédées d’un commentaire (explicatif et/ou descriptif) en prose. Mais, dans le deuxième volume, Eranthe entraîne ses amis dans un voyage au pays « nouvellement découvert » d’Erotie, « Pays de l’Amour Honneste » [28], où, sur l’Isle de Pureté, ils vont découvrir un temple, « dédié à l’Amitié parfaite », dans lequel se trouvent « deux galeries de peintures, qui tiennent toute la longueur de l’édifice, et lui font de part et d’autre deux ailes égales » [29]. Consacrées, pour l’une, à « l’Amour d’amitié » et, pour l’autre, à « l’Amour conjugal », toutes deux sont composées de six « Peintures » ou « Tableaux » [30] illustrant ces passions à partir d’« exemples » puisés dans la Bible, l’histoire ou la fable [31]. Mais celles de la première galerie ne font l’objet que d’une description en prose, parfois augmentée d’un récit de vie, tandis que celles de la deuxième galerie joignent systématiquement à cette description en prose un voire deux sonnets. Surtout, il est à remarquer le caractère singulier de la sixième et dernière « peinture » de cette seconde galerie, produit de « diverses Histoires, qui font un Corps de Tableau, par la liaison que le peintre leur a donnée » [32]. Son sujet ? Le Temple des « Fidèles Morts ». Ses « histoires » ? Celles, entre autres, de Tiberius Gracchus et Cornélie, de Marcus Plautius et Horestilla, d’Hypsicratée et Mithridate, de Porcie et Brutus…, sans compter « ces Amans d’eternelle memoire » [33] que « le pinceau n’a pû representer » et qu’« il a laiss[és] à la Poesie » [34] : Alcyoné et Céyx, Pyrame et Thisbé, Didon et Sichée ou encore l’incomparable Félice, alias Marie-Félice des Ursins, veuve inconsolable du duc Henri de Montmorency, décapité à Toulouse en 1632, dont 37 dizains d’octosyllabes exaltent « la Pudeur, la Fidélité et la Constance » [35]. Et Eranthe de montrer précisément à ses amis le « dessein » de ce mausolée, « cimetière commun des Maris et des Femmes que l’Amour conjugal a rendus célèbres » [36], tandis que la gravure de Grégoire Huret (fig. 5) l’offre matériellement en même temps au regard du lecteur qui distingue, à l’entrée, la présence des statues perpétuant le souvenir des fidèles amants…

 

La Gallerie des femmes fortes (1647)

 

Le programme que se fixe le père Le Moyne dans la « Préface » de La Gallerie des femmes fortes s’inscrit dans la droite ligne de celui évoqué dans les textes liminaires des Peintures morales : « Faire des Leçons de vertu un peu moins seches et moins austères que celles qui sont faites dans les Livres de dévotion » [37]. En d’autres termes, il s’agit à nouveau de « faire passer l’Utile sous la couleur de l’Agreable » [38]. Mais le public mixte visé par Les Peintures morales se restreint dans ce cas aux seules femmes à qui il faut « faire prendre en grains et par gouttes le pur esprit de la Philosophie chrestienne, (…) qu’elles ne prennent qu’avec degoust dans les livres, ou (sic) il est sans assaisonnement et en masse » [39]. Le Jésuite va ici renoncer à cette « Scene civile et serieuse, où [était] representée  la conversation des Honnestes Gens » [40] et qui, servant de liaison entre les « Discours purement Speculatifs, les Tableaux et les Charactères » [41], assurait et la cohésion interne des deux volumes des Peintures morales et la continuité de l’un à l’autre. Il opte en effet pour la linéarité d’une galerie de peintures, en apparence diamétralement opposée à la composition en arborescence de son précédent ouvrage, recréant par là même dans l’espace textuel, rythmé par l’insertion régulière de vingt gravures pleine page, la déambulation d’un visiteur allant de tableau en tableau et s’arrêtant pour contempler chacun d’eux. Mais, prenant en compte le public spécifique de cette œuvre, précisément pour éviter cet effet de « masse », né de la juxtaposition de l’image et d’un long commentaire à visée descriptive et didactique, il va morceler le texte pour instiller à dose homéopathique dans l’esprit de ses lectrices les préceptes moraux, vantant une fois de plus dans la « Preface » l’originalité et les « agremens » de cette « nouvelle forme » qui, associant Peinture, Poésie, Histoire et Philosophie, « sçait ajouster le lustre à la force et donner de la grace et de la dignité au solide » [42].
        Chacun des vingt chapitres de l’ouvrage, dédié à une « femme forte », va ainsi respecter un ordonnancement rigoureux, qui voit se succéder  ne varietur des éléments dont les fonctions clairement définies par l’auteur lui-même convergent vers un unique but : l’instruction morale des destinataires. L’on trouve ainsi successivement :

 

- une gravure pleine page inaugurale gravée conjointement par Gilles Rousselet (pour la figure monumentale au premier plan) et Abraham Bosse (pour la scène de l’arrière-plan), d’après des dessins de Claude Vignon [43] (fig. 6) ;
- une « Peinture », qui n’est pas « du simple dehors, comme celles de Philostrate, qui s’est contenté de dire ce qui se voyoit ; et de copier les traits du pinceau, des traits de sa plume. Elle est principalement de l’interieur et de cette partie secrette, qui ne peut estre veuë ny exprimée que des Philosophes » ;
- un « Sonnet », qui est « un autre Tableau fait en petit » [44] ;
- un « Eloge historique », où « est abbregée la vie de l’Héroïne, qui sert de sujet à la peinture » ;
- une « Reflexion morale », où le Jésuite « fait remarquer ce qu’il y a de plus utile et de plus instructif dans l’exemple qui a précédé » ;
- une « Question morale », « à l’avantage de la Vertu, et à l’édification des femmes » ;
- un « Exemple » moderne, « afin qu’estant veü de prez, il fasse plus d’impression et agisse avec plus de force » [45].

 

De l’inventio ou du choix des exemples

 

L’analyse comparée des deux ouvrages sur le plan de l’inventio, c’est-à-dire du choix des exemples, obéit à un double principe de « reprise » et de « recentrage ».
        « Reprise », car l’on remarque aisément la « répétition » de certains exemples féminins d’un ouvrage à l’autre (qui représente tout de même la moitié de La Gallerie), et en particulier de ceux qui appartenaient aux galeries dites de « la Modération » et surtout de « l’Amour conjugal », respectivement dans le premier et le deuxième volume des Peintures morales [46].

 

La Gallerie des femmes fortes (1647)

Les fortes Juifves
- Debore
- Jahel
- Judith
- Salomone
- Mariamne

Les fortes Barbares
- Panthée
- Camme
- Artémise
- Monime
- Zénobie

Les fortes Romaines
- Lucrèce
- Clélie
- Porcie
- Arrie
- Pauline

Les fortes Chrestiennes
- La Judith françoise
- Isabelle de Castille
- La pucelle d’Orléans
- La captive victorieuse
- Marie Stuart
Les Peintures morales, tome I (1640)

Livre VII : « De la modération des Passions », 
chapitre VIII : Les Victoires de la Modération, section III : 
La Moderation victorieuse de l’Amour, de l’Ambition, de la Crainte, et de la Douleur
° La Premiere Judith
(i.e l’héroïne biblique) 
° La Seconde Judith
(i.e « la Judith françoise ») 
° La courageuse Milesienne
(i.e Monime, épouse de Mithridate)

Les Peintures morales, tome II (1643) 

Livre III : « Les Caractères des Cinq Amours », 
Chapitre IV : Les Peintures des parfaits Amys, section II : 
Exemples de l’Amour conjugal representez en six Peintures :
° Orphée (peinture 1) 
° Artémise (peinture 2)
° Panthée (peinture 3)
° Camma (peinture 4) 
° Pauline (peinture 5) 
° Porcie, Arrie, Isabelle de Castille  (citées dans la peinture 6 : Diverses histoires)

Tout se passe comme si le père Le Moyne, cédant aux souhaits de ses lectrices fascinées par ces parfaites épouses dont beaucoup vont jusqu’à se tuer par amour, les faisait enfin pénétrer dans ce fameux Temple de la Fidélité et leur permettait enfin d’admirer ces « Statües et ces Peintures (…) qui se donnent pour exemples des bons et vertueux mariages » [47] qu’elles n’avaient précédemment entrevues que de loin…

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[25] « Il y a deux ans que je le poursuis », affirme ainsi Ampèle, « pour avoir les Peintures que vous sçavez qu’il a faites en Vers sur les Passions humaines ; je luy ai montré cent fois dans ma nouvelle Gallerie les places qui les attendent ; je luy ai cent fois offert de choisir tel Peintre qu’il voudroit pour y travailler, afin que de si beaux Originaux n’eussent point de mauvaises Copies qui les deshonorassent » (Les Peintures morales, op. cit., tome I, livre I : « De la Nature des Passions », Avant-Propos : Du Dessein de cet Ouvrage, et des loüanges de la Campagne où il a esté fait, p. 34).
[26] Gravures du tome I : « Annibal » (p. 62) ; « Andromède » (p. 90) ; « Le Feu » (p. 248) ; « Actéon » (p. 488) / Gravures du tome II : « Lays déchirée » (p. 320) ; « L’Isle de Pureté » (p. 392) ; « Les Fidelles Morts » (p. 464).
[27] « Les Tableaux sont des Poëmes où je descris les Peintures de quelques Histoires memorables, par lesquelles les Passions sont representées. De ces Histoires les unes sont anciennes et veritables, comme l’Annibal, la Laïs, l’Aggée, et la Semiramis ; les autres sont feintes et anciennes, comme le Feu ou le Promethée, et l’Acteon : l’Isle et le Cimetiere des Amans sont de ma pure invention ; et quant à l’Andromede, le sujet en est veritablement ancien et connu » (Les Peintures morales, op. cit., tome I, « Advertissement necessaire à l’instruction du Lecteur », non paginé).
[28] Les Peintures morales, op. cit., tome II, livre III : « Les Caractères des Cinq Amours », chapitre III : Les Caractères de l’Amour Spirituel, section II : L’Erotie, p. 374.
[29] Ibid., chapitre IV : Les Peintures des Parfaits Amys, respectivement pp. 410 et 411.
[30] A l’instar de ce que feront, quelques années plus tard, en 1654, Georges de Scudéry, dans le livre III de son Alaric où le héros, visitant un « palais enchanté », découvre dans une chambre « Six Tableaux excellens » représentant les amours de dieux ou de héros (Alaric, ou Rome vaincue, Paris, Augustin Courbé, 1654, livre III, pp. 106-114), et Antoine Godeau, dans le livre II de son Saint Paul, où Plautile a orné les murs du palais de ses ancêtres de six « tableaux dont le sujet pieux / Instruit l’entendement en amusant les yeux » (Saint Paul, poeme chrestien, Paris, Pierre Le Petit, 1654, livre second, pp. 34-38).
[31] Les Peintures morales, op. cit., tome II, livre III : « Les Caractères des Cinq Amours », chapitre IV : Les Peintures des Parfaits Amys, section I : Exemples de l’Amitié Parfaite tirez de l’Histoire et representez en six Tableaux : 1. Harmodius et Aristogiton / 2. Eutidique et Damon / 3. Dindamis / 4. Ramasez et Rostolane / 5. David et Jonathas / 6. Eudoxe et Irene (pp. 409-440) – Section II : Exemples de l’Amour conjugal, representez en six Peintures : 1. Orphée / 2. Artémise / 3. Panthée et Abradatas / 4. Camma / 5. Sénèque et Pauline / 6. Diverses Histoires (pp. 440-488).
[32] Ibid., p. 459.
[33] Ibid., p. 465.
[34] Ibid., p. 463.
[35] Ibid., p. 460.
[36] Ibid.
[37] La Gallerie des femmes fortes, op. cit., « Preface », non paginée.
[38] Ibid. Dans la « Preface » du deuxième volume des Peintures morales, le père Le Moyne ne disait pas autre chose : « […] je confesse que j’ay visé autant que j’ay pû, à ce point si delicat et si difficile, où tous les Escrivains recherchent le melange de l’Utile et de l’Agreable » (op. cit., tome II, « Preface du dessein et du bon usage de ce livre », non paginée).
[39] Ibid.
[40] Les Peintures morales, op. cit., tome I, « Advertissement necessaire à l’instruction du Lecteur », non paginé.
[41] Ibid.
[42] La Gallerie des femmes fortes, op. cit., « Preface », non paginée.
[43] Nous proposons ici l’une de ces gravures, en l’occurrence celle représentant la Juive Mariamne. Au premier plan, Gilles Rousselet a représenté une reine à l’allure majestueuse et richement parée de ses attributs (le diadème et le sceptre) tandis qu’en fond Abraham Bosse a gravé son supplice sous les yeux de son époux Hérode. L’intégralité de la série des « Femmes fortes » est reproduite dans l’ouvrage de Paola Pacht Bassani, Claude Vignon – 1593-1670, Paris, Arthena, 1992, pp. 437-448.
[44] Et, à nouveau, il est aisé de remarquer combien le Jésuite joue sur l’ambiguïté des termes « Tableau » ou « Peinture », renvoyant indifféremment à la gravure, à l’ekphrasis et au poème, même s’il établit clairement une différence de valeur entre ces trois formes de représentation.
[45] Il est difficile de reprendre dans le cadre de cette étude la totalité des « couples » d’exemples anciens et modernes imaginés par le Jésuite ; nous nous bornerons donc à mentionner ceux de Déborah, associée à Isabelle-Claire-Eugénie de Habsbourg ainsi qu’à Marguerite d’Autriche, gouvernante des Pays-Bas, ou encore d’Artémise, jumelée à Blanche de Castille.
[46] Pour juger de l’importance du réemploi de certains exemples d’un ouvrage à l’autre, nous les faisons figurer en gras. Il conviendrait d’ajouter à cette liste les doublets concernant les exemples « modernes » de La Gallerie qui apparaissaient déjà dans la galerie de « l’Amour conjugal » des Peintures morales, en l’occurrence Sancie de Navarre et Blanche de Rossy.
[47] Les Peintures morales, op. cit., tome II, livre III : « Les Caractères des Cinq Amours », chapitre IV : Les Peintures des Parfaits Amys, section II : Exemples de l’Amour conjugal, representez en six Peintures, p. 460.