Images déplacées, images détournées ?
D’Un Autre Monde de J. -J. Grandville
au Diable à Paris de P.-J. Hetzel

Catherine Nesci
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pages 1 2 3 4 5 - Annexes

Fig. 12. Prologue, Le Diable à Paris, 1868

Fig. 13. J.-J. Grandville, Le Diable à Paris, 1868

Fig. 14. J.-J. Grandville,Un Autre Monde, 1844

Fig. 16. J.-J. Grandville, Le Diable à Paris, 1868

Fig. 17. J.-J. Grandville, Physiciens jonglant
avec les planètes
, 1868,
Fig. 18. J.-J. Grandville, Le Diable à Paris, 1868,
Fig. 19. J.-J. Grandville, Astronomes en quête
des éclipses
, 1868

Fig. 20. J.-J. Grandville, Pérégrination d’une comète, 1844,
Fig. 21. J.-J. Grandville, Le Diable à Paris, 1868

Fig. 22. J.-J. Grandville, La Barque à Caron, 1843,
Fig. 23. J.-J. Grandville, Le Diable à Paris, 1868

La mise en page, les divers cadres narratifs et le trio néo-divin d’Un Autre Monde disparaissent dans le réemploi des images par Hetzel en 1868-1869. Si l’emprunt des dessins de Grandville s’explique par le souci satirique caractérisant le « discours sur Paris » et la veine d’autodérision qui court à travers Le Diable à Paris des années 1840 [25], l’éditeur exploite également les dimensions exploratoires de l’invention graphique chez Grandville. De plus, le principe de la narration par l’image change le texte même d’Hetzel, qui utilise plus de quarante dessins d’Un Autre Monde pour son prologue du Diable à Paris et renforce ainsi la double valeur critique et fantaisiste de son texte d’encadrement.

 

Visions sataniques : le prologue de 1868 du Diable à Paris

 

Dans le premier volume du Diable à Paris, de l’édition revue et augmentée des années 1860, Hetzel recompose en effet la suite des images de Grandville, qui, selon Ph. Kaenel, forme une sorte de « bric-à-brac iconographique », tandis que D. Grojnowski évoque pour sa part une « fatrasie visuelle » [26]. Mais l’éditeur impose son texte à lui pour le prologue et signe ce texte-seuil de son pseudonyme d’homme de lettres, comme il le fait le plus souvent pour les préfaces, avant-propos ou épilogues. Dans le prologue, Hetzel donne parfois de nouveaux titres aux dessins gravés et leur impose un nouvel ordonnancement, puisant dans Un Autre Monde comme dans une iconothèque. Une telle pratique n’est pas exceptionnelle, bien au contraire, dans l’histoire de l’illustration, et encore moins dans la vignette romantique en ce que la généricité des images permettait leur réutilisation dans différentes publications (et donc leur rentabilité), accompagnées de légendes et de commentaires différents. Le caractère interchangeable des illustrations favorise ainsi le recyclage des images et leur appariement à une grande variété de légendes.
       Dans le cas précis d’Un Autre Monde, l’infidélité de l’éditeur-auteur Hetzel aux intentions de Grandville mérite tout de même un regard critique, surtout si l’on se penche sur la postface, signée cette fois J. Hetzel, à l’édition de 1868-1869 du Diable à Paris. Tandis que la taille des gros caractères met à parité Gavarni et Grandville dans la page de titre de chacun des quatre volumes et présente les deux artistes comme références majeures identifiant les ouvrages, avant même les hommes et femmes de lettres ou les autres illustrateurs (fig. 11 ), les très larges majuscules qui font ressortir le nom de Gavarni, dans la postface, mettent en avant le rôle dominant de celui-ci, dont 600 dessins illustrent Le Diable à Paris. Dans sa postface, l’éditeur fait ainsi l’éloge du caricaturiste, « grand philosophe du crayon » : le « plus profond, le plus subtil, le plus parisien de nos peintres de mœurs parisiennes », qui a fait ni plus ni moins, un « Paris Gavarni », « véritable joyau de notre livre », écrit Hetzel [27]. Les petites majuscules réservées à Grandville correspondent, certes, au nombre plus réduit de dessins utilisés, 112. Mais leur présentation par Hetzel suggère une interprétation personnelle du projet de Grandville, dont les dessins sélectionnés par l’éditeur sont identifiés à des « satires ingénieuses de la vie de Paris, choisies parmi celles des compositions de ce maître dont Paris est le sujet » [28]. En fait, Hetzel reprend non seulement des images satirisant les simulacres et les faux-semblants de la culture parisienne et du règne de l’annonce et de la réclame, mais il utilise également des images visionnaires de Grandville, qui dépassent le geste de caricature d’un objet ou d’un être reconnaissable.
       Dans son prologue de 1845 du Diable à Paris, intitulé « Comment il se fit qu’un diable vint à Paris, et comment ce livre s’ensuivit », Stahl-Hetzel avait introduit de manière comique et légèrement satirique la thématique du voyage, le topos de la descente en enfer, le genre du dialogue des morts et le carnaval comme miroir inversé du monde et de ses acteurs [29]. Le prologue de 1845, puis celui de 1868 narrent les voyages de Satan dans ses états, puis les aventures de son ambassadeur à Paris, le favori Flammèche, diablotin amoureux et paresseux, dont l’auguste mission consiste à recueillir manuscrits (textes et images) sur Paris afin de « désennuyer » le monarque des Enfers [30]. Pour l’édition de 1868, le prologue du premier volume couvre à présent 60 pages (le texte initial en contenait seulement 30) ; la double présence de l’éditeur en auteur et maître d’œuvre se fait encore plus insistante. Dans la première page du nouveau prologue, ornée par Bertall (comme en 1845), la signature et le pseudonyme de l’éditeur en auteur apparaissent, entourés de crochets droits, et sont intercalés entre le titre parodique affichant le souci d’expliquer la genèse du livre, et une célèbre citation, placée en exergue, de L’Enéide de Virgile (en latin, « Facilis descensus Averni », pointant le topos moral et littéraire de la catabase ; puis en français) (fig. 12).
       De plus, le diable du frontispice, auquel Gavarni avait donné les traits d’Hetzel, est repris en grand format, à la page 58 du prologue (ce qui n’était pas le cas du prologue original), et suit deux dessins de Grandville illustrant les pratiques de la réclame et de la concurrence inondant place publique et vie quotidienne (pp. 56-57). Dans l’une des vignettes repiquées par Hetzel, le dessinateur croque des passants de tous âges et de toutes classes courbés sous la force et le poids d’une tempête de prospectus et d’annonces publicitaires projetés par une fontaine phallique, activée par un bras mystérieux – deux détails qui symbolisent la puissance médiatique de l’éditeur sur la vie quotidienne (fig. 13) [31]. Stahl, alias Hetzel, prépare l’insertion de ces gravures et en complique par avance la charge satirique en ajoutant au texte original de 1845 une longue tirade apologétique sur le métier d’éditeur comme sauveur et providence des auteurs, et présente, comme éditeur idéal, celui « des Animaux peints par eux-mêmes », à savoir Hetzel lui-même (p. 56). L’ajout est ici d’autant plus voyant en ce que l’éditeur-auteur conserve dans l’ensemble le même texte et le même cadre fictif que le prologue de 1845, les ajouts visant surtout à mieux intégrer l’usage des dessins grandvilliens. Ainsi, bien qu’aussi pauvrement écrit que le texte original, la version de 1868 attache encore davantage l’éditeur aux anciens et nouveaux auteurs et illustrateurs par le biais d’une fable et d’un contrat qui, pour être des plus fantaisistes, n’évoquent pas moins les termes contraignants des rapports entre les parties et la domination de l’éditeur. En même temps, les images reprises à Un Autre Monde mettent en lumière les aspects commerciaux du marché, de la production et de la consommation de la littérature. Stahl-Hetzel, de son côté, souligne et célèbre le rôle médiateur, et incontournable, de l’éditeur.
       Deux remplois visuels précisent ces derniers points. D’abord, Hetzel reprend une image de Grandville qui figurait en cul-de-lampe dans le prologue d’Un Autre Monde (« La Clé des Champs »), où elle illustrait la liberté nouvellement acquise du crayon explorateur, à qui la plume fait un pied de nez (fig. 14). Dans Le Diable à Paris, il s’agit plutôt d’enjoliver l’annonce des œuvres qu’auteurs et illustrateurs vont confier à Flammèche le diablotin pour le plus grand plaisir de Satan, comme si gens de plume et de crayon avaient abdiqué leur liberté pour vendre leur âme au diable-éditeur (fig. 15 ). Ensuite, le canif, qui pouvait représenter non seulement le graveur, mais aussi l’éditeur Fournier dont il reprend quelques caractéristiques physiques, et présidait avec autorité à la dispute de la plume et du crayon dans le prologue d’Un Autre Monde, prend un sens ambigu dans Le Diable à Paris en ce que le texte indique le rôle conciliateur des artistes et gens de lettres en même temps que la maîtrise absolue de Satan, qu’il faut à tout prix satisfaire, même en le flouant (fig. 16).
       Que penser de la mise en page que retient Hetzel, dans le reste du nouveau prologue, pour lequel il réordonne les images visionnaires de Grandville ? Dans sa réédition du Diable à Paris, l’éditeur, auteur et maître d’œuvre amplifie considérablement le jeu ludique et la nature excentrique de son propre texte par les arrêts sur image que permettent les dessins insolites d’Un Autre Monde, qui deviennent souvent le véritable point de gravité du prologue, et ce bien davantage que le texte plutôt fade de Stahl-Hetzel ou les images amusantes de Bertall. Par exemple, dès les pages 4 à 6 du prologue (figs. 17, 18 et 19), le thème du voyage interplanétaire de Satan est figuré, et rehaussé, par quatre gravures reprises à la XXIe livraison d’Un Autre Monde, qui était intitulée : « Les Mystères de l’infini », puis à la XVe livraison, « Une éclipse conjugale » d’Un Autre Monde ; Hetzel donne de nouveaux titres aux dessins. Parfois, l’éditeur-auteur renforce le lien entre le texte et l’image, mais dans le cas du remploi des magnifiques Pérégrinations d’une comète, placées en pleine page dans Un Autre Monde, la reprise atténue beaucoup la portée onirique et visionnaire de l’image originale, ce qu’accentue encore davantage le passage de la pleine page autonome et colorée à l’image en noir et blanc intégrée dans le texte du prologue (figs. 20 et 21).
       On peut faire une remarque similaire sur le remploi de « La Barque à Caron », qui inclut un autoportrait de Grandville en rêveur mélancolique et mort voyageant aux enfers (figs. 22 et 23). Ph. Kaenel et A. Renonciat ont identifié l’illustrateur dans le personnage au torse nu, assis près du nautonier. Coiffé d’un bonnet de fou et muni d’une marotte dupliquant en miniature les contours de son profil et de sa coiffe, le torse nu et le bas du corps curieusement recouvert à l’antique, il tourne le dos à tous les passagers, dont, au premier plan, assis sur le bord de la barque, Mayeux le bossu blagueur et un Arlequin masqué en bouledogue. Absorbé dans sa contemplation, paré comme s’il allait prendre un bain dans des thermes romains, il aperçoit peut-être ses traits dans le Styx, tandis que les trois grelots de son bonnet l’associent au Cerbère à trois têtes, gardien des enfers, au tout premier plan [32]. Le texte entourant l’image, dans le prologue de 1868, fait la satire des savoirs et entérine la dégradation des mythes et de la mythologie. En revanche, l’image initiale, grâce à la couleur et au statut de pleine page de la gravure, insistait davantage sur la mise en scène de personnages hâbleurs et cyniques, dont elle ratifiait la mort : Mayeux, le célèbre bossu lascif et caméléon ; le brigand blasphémateur Macaire, absent de l’image, mais qui y est évoqué par son compère Bertrand à la houppelande verte, grimaçant à l’avant de la barque. Autant de personnages qui représentaient le contre-pouvoir du rire et de la blague sous la Monarchie de Juillet, avant et après les lois de septembre 1835 censurant la presse et l’illustration. La grande douleur du dessinateur, frappé de pertes nombreuses dans sa vie intime, était davantage visible dans l’autoportrait original, grâce au bonnet jaune porté par le rêveur (bonnet qui a aussi des allures de bonnet phrygien rappelant les idéaux politiques de Grandville) et à la coloration de sa chair ; la douleur apparaît certes moins dans le remploi en noir et blanc qu’en fait Hetzel [33].

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[25] En 1868, Hetzel supprime le sous-titre de l’ouvrage, qui était clairement parodique à l’origine : Mœurs et coutumes, caractères et portraits des habitants de Paris, tableau complet de leur vie privée, publique, politique, artistique, littéraire, industrielle, etc., etc.
[26] Ph. Kaenel,  Le Métier d’illustrateur, op. cit., p. 363 ; D. Grojnowski, Un Autre Monde, op. cit., p. XV. L’historienne nord-américaine H. Hazel Hahn donne une cohérence à la suite d’images d’Un Autre Monde, en adoptant le principe de la mise en abyme du processus créateur et de la fabrique même du livre. Voir son chapitre « Puff Marries Advertising: Mechanization and Absurd Consumerism in J.-J. Grandville’s Un Autre Monde », dans Scenes of Parisian modernity, culture and consumption in the nineteenth century, New York, Palgrave, 2009, pp. 108-122.
[27] P.-J. Hetzel, Le Diable à Paris. Paris et les Parisiens à la plume et au crayon, par Gavarni - Grandville [etc.], Paris, J. Hetzel, 1869, t. 4, p. 192.
[28]Ibid., p. 192.
[29] Pour une étude de la figuration du diable comme flâneur et interprète des signes sociaux, et mise en scène de l’observateur-espion dans la grande ville, voir l’ouvrage de M. Lauster, Sketches of the nineteenth century, op. cit., chapitres 2, 4 et 6, notamment.
[30] P.-J. Stahl, Prologue, Le Diable à Paris. Paris et les Parisiens à la plume et au crayon, par Gavarni - Grandville [etc.], Paris, J. Hetzel, 1868, t. 1, p. 2.
[31] Pour l’emplacement original des vignettes ou grands dessins dans les livraisons d’Un Autre Monde, je renvoie au document placé en annexe en fin d’article.
[32] Ph. Kaenel, Le Métier d’illustrateur, op. cit., p. 380 ; A. Renonciat, « La Barque à Caron. Fortune critique des effets comiques chez Grandville (1803-1847) », Humoresques, numéro spécial sur « L’image humoristique », n° 3, 1990, pp. 21-35.
[33] Il faut peut-être voir dans ce détournement une nouvelle preuve de « violence symbolique », post-mortem, à l’égard de l’artiste, pour reprendre une notion qu’utilise Ph. Kaenel (Le Métier d’illustrateur, op. cit., p. 379).