« Le premier baiser de l’amour » :
la scène du bosquet de Julie et ses variations
iconographiques (XVIIIe-XIXe siècles)

- Christophe Martin
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Fig. 24. Gravelot, L’inoculation de l’amour, 1761

Car l’iconotexte du « premier baiser » semble avoir partie liée avec la répétition, dès avant le développement iconographique du motif aux XVIIIe et XIXe siècles. Aussi bien comme texte que comme image, la scène du bosquet, si singulière soit-elle, s’inscrit d’abord à l’évidence dans une filiation, qui répète une longue tradition romanesque et iconographique, celle de la réunion des amants dans un paysage végétal [22]. Mais, ainsi que l’a justement souligné Claude Labrosse, « bien que la réminiscence pastorale et la convention galante y restent sensibles et que, pour prendre figure, ce nouvel espace imaginaire s’étoffe de citations picturales diverses, il n’est ni galant, ni pastoral » [23]. Tout se passe au fond comme si la scène et l’estampe imaginées par Rousseau recueillaient d’un côté tout l’héritage idyllique des Bois d’Amour de la Romancie et étaient souterrainement travaillées, de l’autre, par l’érotisation généralisée des bosquets décrits et gravés dans le roman libertin, et comme si, de cette étrange alliance, surgissait une scène d’une intensité inconnue. Car, contrairement à ce que semble penser Alexis François, le bosquet de Clarens n’est nullement le lieu d’un chaste baiser, mais bien d’une jouissance à la fois si intense et si trouble (ce sont des « tourments horribles » que suscitent chez Saint-Preux les « âcres » baisers de Julie) que, des années plus tard, Wolmar ne ménage pas ses efforts pour en « profaner » le souvenir, en présentant d’abord l’Elysée de Julie comme sa parfaite antithèse, puis en obligeant les anciens amants à répéter la scène et s’y embrasser à nouveau sous ses yeux.

C’est dire aussi que l’iconotexte conçu par Rousseau possède, à l’intérieur même de la fiction, une valeur matricielle et une dimension proprement mythique qui relève sans doute davantage de la répétition que du récit [24]. La scène indissociablement décrite et représentée exalte l’instant fugitif et sacré d’une première fois qui postule aussi bien la répétition (le baiser est inscrit dans une chaîne d’événements constituant un récit) que l’unicité du moment figuré. Evénement fondateur que le premier baiser de Julie (même s’il n’est lui-même qu’une répétition d’un autre, puisqu’il a été précédé par le baiser de Claire), moment mythique qui structure en profondeur toute la fiction : non seulement, la scène capitale (et également illustrée par Gravelot) de « l’inoculation de l’amour » offre en somme une répétition de ce « premier baiser » (fig. 24), mais il ne faudra pas moins que toute la deuxième partie du roman pour tenter (en vain) d’en effacer le souvenir et d’en conjurer la puissance. Tel est l’objectif de Wolmar qui instrumentalise l’Elysée de Julie pour en faire le lieu d’une répétition neutralisante du baiser dans le bosquet. C’est immédiatement après la découverte par Saint-Preux de cet Élysée que Wolmar éprouve le besoin de « profaner » le bosquet en obligeant Julie et son ancien amant à s’y embrasser à nouveau sous ses yeux [25]. On ne s’étonnera pas que cette répétition n’ait jamais donné lieu à aucune image dans les très nombreuses éditions illustrées du roman...

Enfin, comme l’a bien perçu Claude Labrosse, « la première gravure est à la fois initiale et fondatrice, dans la mesure où elle représente le complexe élémentaire des trois figures qui constituent la matrice du roman » [26]. Autrement dit, l’iconotexte du premier baiser vaut aussi comme répétition d’une image originaire de la fiction. À se rappeler, en effet, la manière dont il évoque, au livre IX de ses Confessions, la genèse de la Nouvelle Héloïse, on comprend mieux le souci de Jean-Jacques de faire de la scène du « premier baiser » une figuration à la fois verbale et iconique, fondée sur l’interaction du texte et de l’image :

 

Je me figurai l’amour, l’amitié, les deux idoles de mon cœur, sous les plus ravissantes images. Je me plus à les orner de tous les charmes du sexe que j’avais toujours adoré J’imaginai deux amies, plutôt que deux amis, parce que si l’exemple est plus rare, il est aussi plus aimable. Je les douai de deux caractères analogues, mais différents ; de deux figures non pas parfaites, mais de mon goût, qu’animaient la bienveillance et la sensibilité. Je fis l’une et l’autre blonde, l’une vive et l’autre douce, l’une sage et l’autre faible, mais d’une si touchante faiblesse que la vertu semblait y gagner. Je donnai à l’une des deux un amant dont l’autre fut la tendre amie, et même quelque chose de plus ; mais je n’admis ni rivalités, ni querelles, ni jalousie, parce que tout sentiment pénible me coûte à imaginer, et que je ne voulais ternir ce riant tableau par rien qui dégradât la nature. Épris de mes deux charmants modèles, je m’identifiai avec l’amant et l’amie le plus qu’il m’était possible ; mais je le fis aimable et jeune, lui donnant au surplus les vertus et les défauts que je me sentais [27].

 

A la lumière de cette genèse plus ou moins mythique, on voit d’abord combien il importe que l’iconotexte du baiser mette en scène un trio, alors que, pour les successeurs de Gravelot, la tentation de reléguer Claire à l’arrière-plan et de se rabattre sur le schème iconographique du duo amoureux est évidente. On voit surtout combien le mode quasi hallucinatoire de cette création, que Rousseau se plaît à souligner, aboutit logiquement au rêve d’une image conçue comme l’accomplissement de cette figure matricielle du roman. Du même coup la gravure, impuissante à répéter la jouissance originelle et purement imaginaire qui préside à la conception du roman, ne saurait être qu’une actualisation partielle et imparfaite : le rêve d’une illustration répétant les images dans lesquelles s’originerait la fiction porte en lui-même l’annonce de sa déception [28].

Dans la perspective sensualiste, on le sait, l’image est première, le mot ne vient qu’après. Selon les termes de Diderot, qui s’appliquent remarquablement au récit de Jean-Jacques au livre IX des Confessions, « c’est ce simulacre qui inspire le premier mot et le mot donne le reste » [29]. L’image apparaît comme la réalité fondamentale qui s’impose d’abord à nous, précédant le raisonnement et le discours, et donnant l’impulsion initiale. D’où le fait que chez Rousseau, l’iconotexte du premier baiser ne puisse être que la répétition ou le supplément d’un original absent. Sans doute y a-t-il « une jouissance dans cette répétition-là, dans cette répétition dans la différence qui est réitération et affinement, approfondissement. Un plaisir à se remémorer, à rejouer, à récrire, à (se) re-présenter » [30] en particulier cette scène la plus investie, car la plus proche de la figure originaire du roman. Mais l’image première, celle que décrit Rousseau dans son sujet d’estampe, avant même qu’elle soit dessinée par Gravelot, ne saurait être que la répétition déceptive d’une image mentale antérieure, à la fois matricielle et inaccessible. On voit alors comment, en redoublant le dispositif textuel d’un dispositif iconique lui-même assorti d’un nouvel accompagnement textuel (les sujets d’estampes), Rousseau engage l’image dans un processus où elle se trouve prise d’emblée dans une logique de répétition d’un original absent.

Ainsi, la répétition, durant plus d’un siècle, du motif du « premier baiser » peut-elle apparaître à la fois comme le signe évident d’une fascination et l’indice probable d’un échec à saisir la singularité de la scène rousseauiste. Mais à un autre niveau, la répétition elle-même dit quelque chose d’une logique profonde de l’imaginaire rousseauiste, où l’image originale – comme l’origine – est toujours déjà perdue, et où le processus imaginaire fonctionne inévitablement sous le régime de la répétition.

 

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[22] Voir les figures 21, 22, 23 .
[23] Claude Labrosse, Lire au XVIIIe siècle, op. cit., p. 216.
[24] « Plus que de raconter, comme le fait l’histoire, le rôle du mythe semble être de répéter » (Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Bordas, 1969, pp. 417-418).
[25] Julie ou la Nouvelle Héloïse, t. II, p. 108 et p. 115 (IV, 12).
[26] Claude Labrosse, Lire au XVIIIe siècle, op. cit., p. 211.
[27] Les Confessions, IX, éd. Alain Grosrichard, Paris, GF Flammarion, 2002, t. 2, p. 181.
[28] En s’appuyant sur la correspondance, Claude Labrosse a étudié les termes de cette désillusion : « Les estampes de La Nouvelle Héloïse ou les déceptions d’un créateur », Gazette des beaux-arts, t. CIX, mars 1987, pp. 117-122.
[29] Diderot, De la poésie dramatiqueŒuvres esthétiques, éd. Paul Vernière, Paris, Garnier, 1994, p. 249.
[30] Yannick Séité, Du livre au lire, La nouvelle Héloïse, roman des Lumières, Paris, Champion, 2002, p. 403.