Gustave Doré à l’œuvre : vision photographique, imitation et originalité
Philippe Kaenel
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Fig. 19. G. Doré, « J’avais fait une chose infernale […] »,
La Chanson du Vieux Marin, 1877

Fig. 20. G. Doré, esquisse pour The Rime of the
Ancient Marriner
, vers 1875

Fig. 21. Gustave Doré, « A neuf brasses au dessous
de la mer […] », La Chanson du Vieux Marin, 1877

Dante et Virgile dans le neuvième cercle des enfers fait explicitement référence à l’œuvre de Delacroix et tente de s’y mesurer. Doré s’en inspire en particulier pour donner forme à l’empoignade carnivore du comte Ugolin et de Ruggieri : un motif central dans le récit dantesque, pourtant ignoré par les artistes jusqu’alors. Certains journalistes en relèvent d’ailleurs l’indécence, au sens étymologique et académique du terme, en accord avec le point de vue lessingien : « Ici une question d’esthétique se présente. Est-il permis d’abaisser l’art jusqu’à l’anthropophagie ? Le peintre pouvait-il nous montrer Ugolin déchirant de ses dents aiguës le crâne ensanglanté de son ennemi ? Que cette horrible scène nous soit offerte par le Dante, qu’importe ? Tout dans ce grand poëte ne saurait être reproduit par l’art. Lessing, dans cette belle analyse critique intitulée Laocoon, analyse que nos artistes oublient toujours de relire avant de se mettre à l’œuvre, a fort bien démontré que sur quinze à vingt tableaux d’Homère, il n’en est peut-être pas dix que la peinture puisse reproduire, à raison des limites établies entre la poésie et l’art par le bon goût, c’est-à-dire par la partie la plus délicate du bon sens » [22]. Dans le cas présent, l’« originalité » ou l’« invention » de Doré résiderait dans le fait d’avoir sélectionné un élément du poème de Dante jamais mis en images. L’inventio, moteur central de la rhétorique aristotélicienne transférée dans la théorie de l’art depuis la Renaissance est souvent associée à la notion de « génie ». Selon le Dictionnaire des beaux-arts de Millin en 1806, elle n’est pas à proprement parler une découverte de l’artiste mais résulte d’un choix « des objets qui conviennent au sujet qu’il se propose de traiter » [23]. Or, ce choix prend place dans une cadre qui est celui de la décence, du décorum, que Doré enfreint, comme il transgresse les limites de la poésie et de la peinture, pour reprendre le titre du fameux essai polémique de Lessing en 1766, évoqué à plusieurs reprises par les critiques de Dante et Virgile dans le neuvième cercle des enfers : « Ce sujet n’est-il pas exclusivement de la poésie ? La question est délicate et il y aurait un cours utile à faire sur la façon de traduire les idées par le pinceau, la plume et les divers instruments donnés à l’homme. (...) M. Doré a fait un tableau étrange et violent, mais il est sorti des domaines de son art, à notre avis; il a dépassé les limites » [24]. Le paradoxe serait ainsi qu’en tentant d’être fidèle à la lettre du texte, Doré aurait trahit les « règles » de la peinture, au nom de l’« originalité », et se serait rendu coupable d’« affectation » [25].

Ainsi, selon le point de vue des critiques, Doré se voit tantôt loué pour son imagination et tantôt rejeté pour ses excès d’originalité. Soit on l’accuse d’avoir puisé dans une série de modèles, soit d’avoir ignoré les exemples et convenances de l’histoire de l’art en ne prenant pour guide que ses goûts et ses visions intimes. En d’autres termes, Doré se retrouve à la fois l’acteur et la victime de deux systèmes de légitimation artistique concurrentiels, l’un reposant sur l’exigence de l’originalité et l’autre sur celles de la tradition.

La question de l’image répétée, de la copie, du remploi, du recyclage s’inscrit dans l’histoire des discours sur l’imitation au XIXe siècle : ces quelques lignes ont tenté de montrer dans quelle mesure l’œuvre de Doré en révèle les présupposés. Il ne s’agit pas de déterminer si Doré est un artiste « original » ou non mais de montrer un ensemble de catégories esthétiques à l’œuvre. L’œuvre de Doré est exemplaire de ce point de vue parce que surdéterminé sur les plans historiques, culturels et idéologique. En tant qu’illustrateur, il s’est employé à mettre en image des textes qui souvent ne reposaient sur aucune tradition iconographique et offraient par conséquence un formidable potentiel d’invention visuelle. Au XIXe siècle, l’illustration ainsi qu’un médium comme la photographie ont favorisé l’apparition d’images nouvelles, de points de vue inédits, de thèmes neufs. L’œuvre illustré de Doré regorge ainsi d’images qui sont de l’ordre de la pure invention visuelle, du jamais-vu. Par exemple, dans une planche destinée au poème de Coleridge, The Rime of the Ancient Marriner (Londres, Doré Gallery, 1875), l’artiste choisit un point de vue pris depuis les bastingages, inédit à l’époque - jusqu’à preuve du contraire (fig. 19). Cette perspective singulière est le fait d’un artiste connu pour ses talents d’acrobate, qui s’est probablement hissé sur le mât d’un bateau. Un carnet d’esquisses préparatoires, conservé au musée de Strasbourg, confirme d’ailleurs que l’artiste s’est préparé en arpentant le pont d’un grand voilier (fig. 20). Plus loin, l’illustration de Doré intitulée « A neuf brasses sous la mer, l’Esprit nous avait suivi » combine des registres visuels fort divers : de la planche scientifique (vision sous-marine) à la personnification allégorique de l’Esprit, tout à la fois nageant et volant dans l’eau : une vision sous l’eau, composite, imaginaire et… impossible (fig. 21).

De manière plus générale, sur le plan de l’histoire des techniques et de la reproductibilité, l’œuvre de Doré se développe à un moment clé des arts graphiques, qui lui aussi en surdétermine la réception critique. Dans les années 1850 et 1860, la mise au point de technique de duplication mécanique (le procédé Gillot), les essais de transfert de la photographie dans les imprimés et les tentatives de reconnaissance artistique de ce médium provoquent nombre de résistances. Pour faire face à des procédés jugés bassement industriels, divers artistes et en particuliers des graveurs fondent en 1862 la Société des aquafortistes. Permettant le croquis d’après nature, l’eau-forte satisfait à la fois aux exigences romantiques et réalistes. Elle oppose à l’esthétique académique des demi-teintes, du fini, ainsi qu’au dogme de la copie une esthétique de l’esquisse originale et personnelle qui rejoint la volonté de réforme de l’Académie des beaux-arts, manifestée au même moment [26]. Baudelaire, en 1862, fait l’éloge de ce genre qui « sert à glorifier l’individualité de l’artiste » [27]. Cette valorisation pose les fondements de ce qui sera appelé dans les années 1880, la gravure ou l’estampe originale. En d’autres termes, le rejet des ambitions artistiques de Doré se heurte à la logique des classements opérés par les catégories, par les catégorisations, du discours artistique, et, de ce fait, les révèle à un moment particulier de l’histoire de la reproductibilité technique.

Un concept plus moderne pourrait être convoqué pour articuler ces discours. Il s’agit de la notion de Pathosformel, formule de pathos introduite par Aby Warburg (1866-1929), l’un des fondateurs, avec Erwin Panofsky, de la théorie et de la méthode iconologique qui, justement, se donne pour objet central l’étude de la reprise et de la réinterprétation des motifs et des thèmes. Selon Warburg, la formule de pathos est une survivance de formes antiques latentes qui ressurgissent chargée d’une affectivité réactualisée [28]. Ce surgissement ne se limite pas à sa dimension iconique ou iconographique mais il a valeur symptomatique. La Pathosformel déplace sur le plan psychologique, anthropologique et culturel la notion de reprise et de répétition comme phénomène culturel au sens large. Dans le schéma quadrangulaire de l’imitation proposé plus haut, il est difficile d’attribuer un espace particulier aux formules de pathos. Elles participent au contraire du mouvement qui traverse la recherche mimétique, la quête de la belle nature, la logique de l’émulation et la vitalité de l’originalité. Il s’agit d’une dynamique sans fin puisqu’aucune œuvre ne peut être répétée stricto sensu, ainsi que le montre « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » en 1939, dans laquelle l’auteur fictif imaginé dans cette nouvelle célèbre de Jorge Luis Borges, voulant réécrire le célèbre roman et allant jusqu’à le reprendre mot pour mot, produit tout autre chose. La même remarque vaut d'ailleurs pour les deux cents rééditions qu’a connues de par le monde l’édition originale de L’Enfer de Dante illustré par Doré en 1861...

 

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[22] E. Vinet, « Salon de 1861 », Revue nationale, 1861, p. 611.
[23] A. L. Millin, « Invention », dans Dictionnaire des beaux-arts, vol. 1 Paris, Imp. de Moquet et Hauquelin, 1806, p. 222. Le Dictionnaire de l’Académie des beaux-arts (vol. 4 1884, p. 262) estime que les copies des auteurs mêmes sont des originaux : ce sont simplement des répétitions.
[24] L. Laurent-Pichat, Notes sur le Salon de 1861, Lyon, Imprimerie du Progrès, 1861, p. 58.
[25] « L’affectation, en architecture comme dans les autres arts, est un travers qui consiste, soit dans une servile ou inintelligente imitation du style caractéristique d’une époque quelconque de l’art, soit dans une manie d’innover en s’affranchissant, sous prétexte d’originalité, de toutes les règles établies par le goût, consacrées par l’expérience » (« Affectation », Dictionnaire de l’Académie des beaux-arts : contenant les mots qui appartiennent à l’enseignement, à la pratique, à l’histoire des beaux-arts…, Paris, Firmin Didot, 1858, vol. 1, p. 271).
[26] A. Boime, The Academy of French Painting in the Nineteenth Century, Londres, Phaidon Press, 1971, surtout les derniers chapitres intitulés « The aesthetics of the sketch », « Originality and the Decree of 1863 », p. 166 sq. En 1852, le règlement du Salon exclut pour la première fois les copies et les œuvres exposées antérieurement.
[27] Ch. Baudelaire, « Peintres et aqua-fortistes », Œuvres complètes, Paris, NRF, 1968, p. 1149 (publié dans le Boulevard du 14 septembre 1862).
[28] A ce propos, voir notamment E. Wind, « Warburgs Begriff der Kulturwissenschaft und seine Bedeutung für die Aesthetik », Zeitschrift für Aesthetik und allgemeine Kunstwissenschaft, 1931, pp. 169-179 : C. Ginzburg, « De A. Warburg à E. H. Gombrich. "Notes sur un problème de méthode" », dans Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989, pp. 39-96 ; Didi-Huberman, Georges, L’Image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Minuit, 2002 ; G. Careri, « Aby Warburg. Rituel, Pathosformel et forme intermédiaire », L’Homme, n° 165, janvier-mars 2003, pp. 41-76.