Lire en abyme : les emblèmes
spéculaires de Délie

- Nancy Frelick
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Fig. 4. Anonyme, « La Lycorne qui se voit », 1544

Fig. 5. Anonyme, « Acteon », 1544

L’emblème 26, « La Lycorne qui se voit » (fig. 4), semble reprendre le thème de Narcisse et faire écho au premier emblème où figurent la femme et la licorne. Il reprend aussi la contemplation de soi suggérée par l’auto-réflexivité. Virginie Minet-Mahy, qui suggère que l’image est un guide de lecture dans la Délie, rappelle que « l’âme en l’état de contemplation est spéculative (speculum, miroir), un miroir qui doit recevoir de la lumière (Dieu) l’illumination, la connaissance de la vérité… ». Mais après une ellipse, elle souligne aussi la contradiction inhérente à cette attente : « L’expérience du miroir chez Scève est pour le moins décevante. Elle renvoie à l’amant un reflet mortifère… Même lorsqu’il s’agit de la licorne, symbole christique par excellence, qui se mire » [53]. Rappelons le motto de cet emblème (répété à la fin du dizain 231, qui le suit) : « De moy je m’espouvante ». L’idée que ce miroir mène à l’illumination ou à la connaissance de la vérité pose problème, et le recours au symbolisme christique (utilisé comme base de lecture pour l’emblème, comme pour le recueil, par certains lecteurs), s’avère problématique, surtout en ce qui concerne cette image. Josianne Rieu, par exemple, perçoit « une évolution au long du recueil » [54], « un cheminement initiatique qui permet cette transmutation de l’écriture et de l’amour » et qui « correspond aussi à une communion entre les amants, dans la mesure où leur transformation personnelle à la faveur de l’amour, dans son œuvre purificatrice, autorisera leur convergence dans une même corporalité sacrée » [55]. Elle voit les références au mythe de Narcisse, associées à l’image de la licorne, comme liées à la fontaine baptismale chrétienne, à la purification et à la sublimation [56]. Cette interprétation est difficile à justifier, non seulement parce qu’il est malaisé de voir une évolution à travers le recueil, mais surtout parce que cet argument repose sur le symbolisme christique et purificateur de la licorne, qui est loin d’être surdéterminé dans le texte.
       S’agit-il d’un détournement du sens ou du matériel iconographique connu, comme le suggère Françoise Charpentier en parlant de l’association de la licorne avec la purification ? Selon Charpentier, « le rapport du motto à l’image pose problème » et il existe dans l’emblème de la licorne qui se voit une division, voire une « rupture entre la vignette et le motto » :

 

Car à l’évidence, l’image illustre le pouvoir qu’a la corne de la licorne de purifier tout ce qu’elle touche. Comment cette contemplation de la licorne dans le miroir de l’eau (qu’elle n’était que censée purifier) aboutit-elle à cette non reconnaissance de soi, cette stupeur angoissée ? Ici le sens du motto est repris fidèlement dans l’emblème, mais l’image reste dans sa solitude énigmatique [57].

 

Ceci mène à un « second problème », selon Charpentier, « qui est celui de l’implicite des images (voire parfois du texte), qui induit entre les dizains, entre les images et entre texte et image un réseau secret, d’une efficacité d’autant plus forte qu’il est tu » [58]. Certes, ces associations tacites posent problème, mais comme le suggère Dorothy Gabe Coleman, l’emblème de la licorne qui contemple son reflet avec consternation (image reprise par Boschius dans son Symbolographia en 1702), se réfère fort probablement à un autre intertexte (au lieu du symbolisme purificateur et christique de la licorne), à savoir au Driadeo d’amore de Luca Pulci [59]. Sans doute inspiré par le goût renaissant pour les poètes romains (Ovide et Virgile) et pour les pastorales à couleur locale, comme Il ninfale fiesolano de Boccace, le Driadeo comporte des histoires d’amour et de métamorphoses de satyres et de nymphes dépeignant l’origine mythologique de certains fleuves en Italie [60]. Entre autres, Pulci raconte l’histoire de l’amour du satyre Sévère pour la driade Lora, après avoir repoussé la nymphe Pietra (qui, comme Biblis, devient une fontaine de pleurs). Sévère est transformé en licorne par Diane, qui veut le punir pour ses transgressions. Cette transformation rappelle celle d’Actéon, qui est aussi puni par Diane (autre nom de Délie et rappelons qu’Actéon est le sujet de l’emblème 19, fig. 5). Les deux jeunes hommes sont transmués en bêtes (ce qui rappelle à la fois l’aspect animal du désir et l’aliénation qu’il peut provoquer). Sévère est horrifié par ce changement en lui, et la jeune Lora en devient folle. Les deux amants sont transformés en rivières par les dieux (Mercure et Apollon) et peuvent ainsi finalement se joindre [61]. Sévère devient la Sieve, dont l’homophonie avec le nom de Scève ne peut manquer de nous frapper.
       Comme le suggère JoAnn DellaNeva, Actéon, Sévère et la licorne scévienne se trouvent tous face au même phénomène. Chacun se rend compte que ses traits ont changé et que son reflet, son apparence externe, ne correspond plus à l’image intérieure qu’il s’est faite de lui-même et qui n’existe plus que dans son imaginaire. Selon DellaNeva, cette prise de conscience rappelle le moment singulier d’aliénation et de reconnaissance (ou plutôt de non-reconnaissance ou de méconnaissance) décrit dans le « stade du miroir » lacanien [62]. D’ailleurs, comme elle le précise encore, les métamorphoses d’Actéon et de Sévère font en sorte qu’ils ne changent pas juste de forme, perdant leur forme humaine, mais leurs voix se trouvent aussi changées et ils perdent le pouvoir de parler, ce qui les relie aussi à Echo dans le mythe de Narcisse.
       Tous les emblèmes spéculaires de la Délie évoquent le choc de l’innamoramento comme une espèce de traumatisme aliénant, à savoir les morts renouvelées dont parle le poète dans le huitain liminaire [63]. Comme nous l’avons vu, les reflets spéculaires des emblèmes scéviens (et de l’amant-poète) semblent se référer non seulement aux problèmes du regard, mais aussi à ceux de la voix et aux problèmes d’expression figurés par Echo. D’ailleurs, le regard et la voix sont les « objets a » par excellence, évoquant la situation de l’amant-poète, ainsi que l’imaginaire et le symbolique, voire les images et le texte de la Délie [64]. Les emblèmes et les mots représentent à la fois l’imaginaire et le symbolique (même s’ils tentent d’évoquer l’indicible choc fatal avec le réel qu’est l’innamoramento) et ils se font écho à distance à travers les axes métaphoriques et métonymiques du recueil. Au lieu d’établir une progression linéaire vers le savoir, vers le « hault bien désiré » (D 82), ils créent des réseaux mobiles et multiples qui perturbent nos attentes et nous mettent face à notre désir de sens, d’ordre, et de savoir. Au lieu de nous donner accès à la béatitude [65] ou à l’illumination à travers un « miroir » didactique et moral (comme dans les genres du speculum médiéval ou des livres d’emblèmes plus typiques à la Renaissance), la spécularité des emblèmes et du texte scéviens nous tend un miroir qui nous implique tout en restant énigmatique. Et ceci pour que nous puissions y contempler les problèmes liés au désir, à la réflexivité et à l’aliénation, voire à l’opacité des signifiants et à tous les défis surgissant du « stade du miroir » qui mettent en cause notre statut comme sujet. S’il nous tend ces miroirs textuels, c’est que Scève nous invite aussi à réfléchir à l’éthique de la lecture : à remettre en question les rapports entre auteurs, scripteurs, éditeurs, images, devises, textes et lecteurs, ainsi que tous les rapports transférentiels entre eux.

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[53] V. Minet-Mahy, « L’Image comme guide de lecture et pouvoir sur le lecteur : le cas de la Délie de Maurice Scève », art. cit., p. 317.
[54] J. Rieu, « L’imaginaire du miroir, de la fontaine et de la licorne dans la Délie de Maurice Scève », dans Libres horizons. Pour une approche comparatiste. Lettres francophones. Imaginaires. Hommage à Arlette et Roger Chemain, textes réunis par Micéala Symington et Béatrice Bonhomme, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 309.
[55] Ibid., p. 315.
[56] Ibid., pp. 310-311.
[57] F. Charpentier, « "Le painctre peult de la neige depaindre". La question des emblèmes dans Délie », art. cit., p. 29.
[58] Ibid., p. 29.
[59] Voir D. G. Coleman, An Illustrated Love « Canzoniere », op. cit., pp. 50-52, ainsi que son Maurice Scève : Poet of Love, op. cit., pp. 103-106. McFarlane et Defaux s’accordent tous deux avec la trouvaille de Coleman dans leurs éditions critiques. Le Driadeo, une œuvre poétique composée en ottava rima en 1446 et dédiée à Lorenzo de Medici, a connu plusieurs impressions au XIe et XVIe siècles. A ce sujet voir R. B. Gottfried, « Spencer and the Italian Myth of Locality » Studies in Philology, vol. 34, n° 2, 1937, p. 114.
[60] La Saulsaye. Églogue de la vie solitaire de Scève illustrée par Bernard Salomon et publiée par Jean de Tournes en 1547, semble s’inspirer de ce même goût pour la pastorale, située cette fois-ci aux bords de la Saône près de Lyon (ici les nymphes sont transformées en saules par le dieu de la rivière). Pour plus d’information, voir Thomas M. Greene « Scève’s "Saulsaye" : The Life and Death of Solitude », Studies in Philology, vol. 70, n. 2, 1973, pp. 123-140, ainsi que Tom Conley, « An Eclogue Engraved : Maurice Scève and Bernard Salomon’s Saulsaye (1547) », Book and Text in France, 1400-1600 : Poetry on the Page, édité par Adrian Armstrong et Malcolm Quainton, Aldershot, Ashgate, 2007, pp. 139-162 et An Errant Eye : Poetry and Topography in Early Modern France, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2011.
[61] Les dizains de la Délie où il est question de la confluence des fleuves de Lyon, le Rhone et la Saône, pour évoquer l’union des amants (comme dans le dizain 346) semblent aussi tirer leur inspiration de ce genre poétique.
[62] J. DellaNeva, « Image and (Un)Likeness », dans A Scève Celebration : Délie 1544-1994, Sarratoga, ANMA Libri, « Stanford French and Italian Studies » n° 77, 1994, pp. 52-53. Marcel Tetel se sert aussi de cette comparaison pour distinguer entre la Minerve d’Alberti et la Délie Scève, mais sans faire de différence entre le poète et sa persona : « Alberti compose un traité scientifique, tandis que Scève élabore un projet plutôt narcissique. Avant de commencer son œuvre, le poète franchit le stade du miroir lacanien sans jamais y parvenir totalement, car en guise de discours amoureux, il s’engage dans la recherche d’une auto-connaissance évanescente et sans cesse reportée ». Voir M. Tetel, « Autour des emblèmes de Délie », art. cit., p. 73.
[63] C’est la thèse de D. L. Baker, Narcissus and the Lover : Mythic Recovery and Reinvention in Scève’s Délie, op. cit.
[64] Voir N. Frelick, « Poétique du transfert et objets a : l’exemple de la Délie », art. cit., pp. 73-82. Le dizain 82 est une excellente illustration du rôle du regard et de la voix dans le texte, car « L’ardent desir du hault bien desiré » qui réduit la persona poétique « en cendre » ne lui laisse « que ces deux signes cy : L’œil larmoyant pour piteuse te rendre, La bouche ouverte à demander mercy ».
[65] Au lieu de trouver la béatitude, la persona poétique du dizain 370 ne trouve que « desespoir, Dieu d’eternel tourment ».