Anatomie de l’image répétée
chez André Vésale et Charles Estienne

- Hélène Cazes
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Fig. 4. E. de la Rivière, Squelette de profil
à gauche
, v. 1546

Fig. 6. Anonyme, Squelette de face, v. 1546

Fig. 7. Anonyme, Squelette de dos, v. 1546

Fig. 8. Anonyme, Ecorché de face, v. 1546

Fig. 10. Anonyme, Squelette de face (détail
du cartouche), v. 1546

Finalement, cette poétique de l’immédiateté unitaire – où l’observateur garantit la véracité par la perception directe de l’objet et où le livre garantit la véracité de la lecture grâce à l’image – se constitue en stylistique de la brièveté [29], condition de l’immédiateté de la lecture. C’est donc par le statut de l’image que se clôt le pacte de vérité et confiance : la lecture sera expérience, non pas seconde (tout comme le texte refuse la médiation des conversations et ouï-dire), mais directe et construite au fil des pages. Les figures sont l’objet et l’outil de cette répétition du monde dans et par le livre. L’on passe ainsi de la description à la vue, sans solution de continuité et dans la pureté de reproductions conçues comme répétitions : commençant et terminant par « description » et « descripte », le récit de la constitution du livre insère les temps du passé en un cycle où présent, imparfait et futur se rejoignent. Du coup, l’événement séquentiel est effacé, dans l’espace du livre de vérité. Or le regard du lecteur (« devant vos yeulx ») répond au regard de l’anatomiste (« cogneu par la veue ») et du chirurgien. Voici ce que fournissent les « figures », sur lesquelles se referme le jeu des temps et des regards :

 

Se doibt entendre que ladicte description est bastie et construicte comme si lesdictes parties estoyent encor de present exposées devant vos yeulx. Et ne fault penser que de ce en ayons seulement parlé par ouy dire, ou que riens vous soit proferé en cest endroict, qui ne nous ait esté premierement congneu par la veue des moindres et plus petites choses qui soyent au corps : Car en ce bien entendons que gist le fruict de vostre utilité et proffit. Pourquoy plus commodement accomplir et parfaire, nous sommes aydez d’ung De la riviere Chirurgien : le labeur et travail duquel principalement aux pourtraicts des choses que pensions estre plus necessaires, comme des os, ligaments, nerfs, venes et arteres : et aussi quant a demonstrer la dissection (en laquelle l’avons trouvé grandement exercité) nous a esté tousjours frequent et assidu. Et de ceste dissection en sera veue l’interpretation par nous descripte en plusieurs endroicts de ce livre, derriere les figures d’iceluy [30].

 

Disposition d’un dispositif de répétitions

 

La traduction du latin en français du traité est le premier cas de cette déclinaison des répétitions qui prend l’image comme axe et fondement de la duplication. En effet, si le texte change avec le passage d’une langue à l’autre, les planches, elles, demeurent et sont reprises. De fait, ce sont ces images [31] qui ont d’abord fait le succès de l’entreprise éditoriale de cette dissection. Elles furent reprises, sans le texte, par Jacques Kerver, qui publie en 1557 et 1575 un album somptueux de ces planches [32] auxquelles il adjoint trois hommes zodiacaux de Jollat (datées de 1533), absents des éditions d’Estienne. Ces images constituent la répétition première, liant la version latine et la version française. Lorsque les 375 pages de 1545 deviennent, doublets synonymiques aidant, 406 pages dans la version latine de 1546, les 54 gravures pleine page de l’original passent à 56 : en pages 11 (fig. 4) et 13 (fig. 5 ), les squelettes de profil complètent la série inaugurale. Cet ajout justifie l’étude détaillée d’un dispositif, pensé sur la longueur du volume et incluant la répétition. En effet, au sein même du livre, certaines planches sont reprises : deux sont répétées trois fois (figs. 6 et 7) et deux autres sont répétées deux fois (figs. 8 et 9 ).
       L’ajout des deux planches de squelettes établit un premier procédé de répétition structurelle : la série, qui aligne les symétries entre face et dos, droite et gauche. La disposition des images est ainsi le premier procédé de leur effet répétitif. La valeur matricielle de cette double structure d’arrangement se lit dans le réarrangement de La Dissection : le De Dissectione s’ouvrait sur deux planches suivies d’une feuille de légendes et montrant le squelette de face et de dos, dans la tradition des Tables Anatomiques de Vésale [33], mais aussi des albums médiévaux de nomenclatures. La version française insère les deux profils à la suite des deux planches originales et fait passer la légende en marge extérieure de la page. Le mode de lecture est donné : les planches suivantes montrent le squelette de face, puis de dos, chaque planche étant immédiatement suivie par une « autre perspective » : le tissu des muscles. Cet ensemble de quatre planches dont deux sont les reproductions de la reprise des planches inaugurales sur la structure osseuse, est repris à la fin du livre. Le lecteur linéaire construit ainsi la série finale de planches par sa compréhension progressive des structures, connexions et tissus (pour parler comme Charles Estienne).
       De fait, la répétition d’une paire de planches, commentée par le texte, créée un vertige hors de la linéarité de la lecture « construite sous nos yeux ». Cette répétition est doublée par la répétition (et la variation) de la traduction (exacte) des cartouches. Nous voici dans la démultiplication. Ainsi les planches représentant les attaches des ligaments sur le squelette, de face, puis de dos, figurent trois fois chacune, respectivement aux pages 37, 96 et 336 pour la première image (fig. 6) et 38, 97 et 337 pour la seconde (fig. 7). L’effet de paire double ici l’effet de reprise : le « déjà-vu » ne saurait échapper au lecteur. Néanmoins, les planches représentant le squelette, de face et de dos, changent de contexte dans leurs itérations : elles sont désormais accompagnées des planches représentant les muscles, de face (fig. 8) et de dos (fig. 9 ) et servent alors de « support » à l’attache des muscles. Rappelons, pour compléter le kaléidoscope, que toutes ces planches sont elles-mêmes reprises en 1546 de l’édition latine de 1545 !
       Ces répétitions n’ont rien de paresseux : elles sont commentées explicitement comme telles, dans l’espace-texte des images, les cartouches :

 

Mais afin que plus facilement et apertement nous te proposions cest affaire : semble bon te produire derechef les mesmes figures que tu as veues au premier livre (…) Fault donc premierement reprendre et resumer la premiere figure qui est anterieure desdictz muscles […] [34].

 

ou encore, page suivante, en italiques cette fois,

 

Ceste figure t’est repetée tant seulement pour congnoistre la situation des muscles au corps entier et debout […] (fig. 10) [35].

 

Par ce procédé, l’ordre des pages suit l’ordre de lecture, qui « construit » l’anatomie dans le temps de sa réception, tout comme le spectateur de la dissection aurait assisté à la découverte du corps. Ce sont donc des retours à la structure première du squelette, présentée au début du premier livre, que ces reprises. Et leur explicitation (par la reprise de la planche et par le commentaire de cette reprise) indique une lecture linéaire, inscrite dans la succession des pages.
       L’imitation de la séance par le parcours de lecture représente une attitude opposée à la concise économie du système livresque vésalien. La répétition y prend place comme un rappel dans un cours et inscrit la temporalité de la réception au sein du traité. De fait, la répétition se substitue chez Estienne à l’indexation. Ainsi, le système de lettres d’appel dans les images ne renvoie pas à une page de légendes mais aux autres images et au corps du texte.

 

[…] delaquelle les nombres respondent du tout a ceulx qui s’ensuyvent, tellement que quand tu verras en la description , la lettre A, cela signifira qu’il te fauldra reprendre en ceste figure la teste du muscle auquel ladicte lettre sera signée, ayant esgard a la partie et au nombre signé aux descriptions particulieres [36].

 

Les lettres d’appel réfèrent le plus souvent à une autre image, ou un autre sujet, à venir :

 

La ou tu verras une petite estoille aupres de quelque nombre, entends que le muscle duquel la teste est monstrée par cedict nombre, n’est pas descript a la figure des muscles anterieurs qui vient prochainement mais a celle de derriere qui vient apres [37].

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[29] Ibid., [p. ii] : « En ce principalement avons mis ordre touchant ce qu’aurions quelquesfois apperceu a l’œil, de vous le proposer le plus briefvement et succinctement que faire nous a esté possible : croyans la briefveté estre premiere et principale louange de toute description ».
[30] Ibid.
[31] La plupart des bois portent la signature ou la marque – le symbole du Mercure – du graveur Jollat, qui exerça à Paris entre 1490 et 1550. Plusieurs figures sont datées de 1530 ou 1531. Les figures auraient été gravées d’après des dessins du peintre maniériste italien Giovanni Battista di Iacopo, dit Rosso Fiorentino (Florence, 1494 - Fontainebleau, 1540). On verra sur ces illustrations H. Cushing, A Bio-bibliography, op. cit., pp. 33-39. Egalement, George P. Burris, « Estienne’s De Dissectione (1545), an Example of Sixteenth Century Anatomical Illustration », Bios, Vol. 37, n° 4 (Déc. 1966), pp. 147-156 ; C.E, Kellet, « Perino del Vaga et les illustrations pour l’anatomie d’Estienne », Aesculape, n° 37, 1955, pp. 74-89 et « A note on Rosso and the illustrations to Charles Estienne’s De Dissectione », Journal Hist. Med., n° 12, 1957, pp. 325-336.
[32] [Jacques Kerver], Les Figvres et portraicts des parties dv corps humain, Paris, Kerver, 1557 et 1575.
[33] Andreas Vesalius, Tabulæ Anatomicæ Sex, Venise, B. Vitalis, 1538.
[34] Ch. Estienne, La Dissection des parties du corps humain, op. cit., p. 336.
[35] Ibid., p. 337.
[36] Ibid., p. 336.
[37] Ibid., p. 96, ou encore p. 37 : « Les nombres que voyez nappartiennent pas aux ligamentz, mais a l’origine des muscles : dont traicterons cy apres ».