L’épouse affamée
dans les estampes de la première modernité

Claire Carlin
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Fig. 5. Editée chez J, Lagniet, Quand avec cinq
ou six…
, 1666

Fig. 8. Editée chez J. Lagniet, Le Jenin parfait, v. 1660

Fig. 11. Editée chez J. Lagniet, Combat des
femmes
, v. 1660

Fig. 13. Editée chez C. Binet, Le Fournox de Jean
Tangous
, v. 1665

Fig. 14. Editée chez J. Lagniet, Le Massacre
de Lustucru...
, v. 1660

Un champ lexical focalisé sur la sexualité se construit à partir des divers « plaisirs » : la « chère entiere », les parties du corps de la volaille (« le croupion » du « cocq d’inde », la cuisse), « je mouille » et « une andouille » suggèrent la volupté ressentie par ces mangeuses. Une autre illustration de la convoitise gourmande se trouve dans Quand avec cinq ou six… (fig. 5), où un homme serviable essaie de satisfaire au désir féminin en offrant à boire et à manger à l’assemblée.


Quand avec cinq ou six, parmy les bonnes cheres
La femme fait gogaille a tire larigot (…)
Le mary verſe a boire a ces bonnes commeres
Tout debout teſte nue, et croque le marmot.

 

Comme dans la gravure précédente, le texte met l’accent sur leur capacité de consommer, sur leur réjouissance (« gogaille ») dans l’excès (boire « à tire-larigot »). Leur rassasiement sera impossible si c’est la responsabilité du genre de cornu qui les sert, un faiblard comme leurs maris cocus dont une performance satisfaisante se fera longtemps attendre. Ces hommes ne font que « croquer le marmot », tandis que les femmes cherchent à s’assouvir en dehors du domicile conjugal. Le mari doit « mettre de l’eau dans son vin » (fig. 6 ), abandonné à sa faim pendant que sa femme se met à table avec un jeune amant (Le Taste-Poulefig. 7 ). Même si elles arrivent à trouver de jeunes amants vigoureux, un seul ne leur suffit souvent pas, comme l’illustre Le Jenin parfait (fig. 8). La sensualité de l’étreinte entre la femme et ses amants est augmentée par leur caresse des cornes du pauvre cocu. Au centre de l’image, la jeune épouse règne sur « La notable cérémonie/Pour augmenter la Confrérie/Des Cocus ». L’impuissant est un objet de ridicule dans les gravures populaires, tandis que la femme à grands appétits s'avère plutôt menaçante.
      L’épouse toute-puissante fait d’autant plus peur que ses besoins ne se limitent pas aux désirs physiques ; comme nous l’avons suggéré ci-dessus, elles sont avides d’autorité aussi, comme le montrent les nombreuses gravures au thème de « la bataille pour la culotte » (par exemple figs. 9 et 10 ). Dans Combat des femmes... (fig. 11) la violence féminine, ce leitmotiv de l’estampe populaire, se manifeste entre elles tant le désir du pouvoir viril les anime. La possession du haut de chausses représente les « plus chères délices » de l’une, ce que l’autre « préfère à toutes voluptés » ; Dame Jacqueline souligne l’importance de cet objet symbolique en disant qu’elle s’en passerait « moins que de boire », un signe particulièrement prononcé dans le contexte des estampes à l’étude. S’accaparer de cet habit promet la liberté sans limites. Encore plus que dans les autres gravures, soit fantaisistes comme nos exemples du XVIe siècle, soit plus ancrées dans la vraisemblance, la nature de la menace dans les débats pour la culotte fait peur, tout en ayant l’air ridicule : quoi de plus absurde, mais aussi de plus effrayant que des femmes complètement libérées des contraintes sociales qui cantonnent en temps normal leur tendance à la luxure ?
      En guise de réponse, nous pouvons évoquer une brève période aux années 1660 où l’image de la femme affamée, lubrique, débauchée a suscité une réplique singulière. Dans une dizaine de gravures aussi bien que dans des almanachs, sur des jetons, dans des pamphlets et des farces paraît le personnage du forgeron Lustucru, chargé de « refaire » la tête des femmes. Dans Opérateur céphalique (fig. 12 ), nous apprenons que

 

Me. LVSTVCRV a un secret admirable, qu'il a apporté de Madagascar pour reforger et repolir sans faire mal ny douleur les testes des femmes Accariastres, Bigeardres, Criardes, Diablesses, Enragées, Fantasques, Glorieuses, Hargneuses, Insupportables, Lunatiques, Meschantes, Noiseuses, Obstinées, Pigrieches, Revesches, Sottes, Testues, Volontaires, et qui ont dautres incommodités.

 

Lustucru ne travaille que sur des têtes fraîchement tranchées, auxquelles il s’attaque énergiquement avec les instruments de son métier. Dans une étude sur la métaphore de l’ingestion, le détail qui nous incite à examiner cette image de près est l’enseigne de la boutique de Lustucru : « Tout en est bon ». Dans un article récent, Joan DeJean montre la dimension anthropophagique de cette expression, qui devient la devise de Lustucru : « Femme sans tête tout en est bon » pourrait être l’enseigne d’un boucher ou d’un charcutier ; tout est bon à manger [5]. Or, Lustucru n’est pas le seul forgeron à tendance cannibale à naître aux années 1660. Vers 1665 paraît la seule gravure que nous connaissons au sujet de son « collègue », Jean Tangous ; tout en bas de l’image à gauche il y a une variante du titre Le Fournox de Jean Tangous (fig. 13) : « L’operateur Jentre engous ». « Jean Tangous », autrement dit « j’entre en goût », aide les maris à prendre leur revanche des femmes affamées.
      La victoire masculine n’est pourtant pas définitive, car une autre partie de la série des gravures au sujet de Lustucru montre ce sont les femmes qui auront le dernier mot. Dans Le Massacre de Lustucru par les femmes (fig. 14), La grande destruction de Lustucru par les femmes fortes et vertueuses (fig. 15 ), Le Massacre de Lustucru (fig. 16 ) le forgeron est mis à mort par des troupes (troupeaux ?) de femmes qui se laissent aller au plaisir évident de la vengeance. La date de la dernière gravure, entre 1675 et 1685, illustre la résonance de la version où les femmes triomphent. Dans les estampes, c’est la femme menaçante et non la femme domptée qui finit par dominer l’imaginaire.

 

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[5] J. DeJean, « Violent Women and Violence against Women », art. cit., p. 135. DeJean s’inspire pour cette remarque d’une étude d’E. Beaupaire, « À propos de la rue de la Femme-sans-Tête », La Cité, janvier 1911, pp. 5-17. Voir aussi nos études « Wrong-Headed Spouses in Early Modern France » dans l’anthologie virtuelle, et « Les corps des époux, revus et corrigés », art. cit.