L’expérience individuelle d’une
image reproduite massivement.
L’illustration de la presse
et la réalisation du monde

Anne-Marie Bouchard
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Fig. 7. Le Matin, 29 octobre 1929

Fig. 8. « Photography in the R.A.F. : Work at a training
school
 », The Times, 2 novembre 1938

Fig. 12. « Armistice Day Observance in Town
and Country
  », The Times, 13 novembre 1939

Fig. 13. Publicité Gillette, The Times, 13 novembre 1939

Empruntant aussi une part de ses stratégies visuelles à la culture médiatique du siècle précédent, par exemple l’utilisation systématique du portrait pour pallier l’absence de photographies d’actualité ou le montage créant des regroupements de portraits pour symboliser diverses formes d’association, visible entre autres dans cette Une du Matin (fig. 7), la presse illustrée de l’entre-deux-guerres synthétise et rationalise le potentiel médiatique de la photographie en un ensemble de codes qui sont toujours les nôtres. Par exemple, ce reportage du Times mettant en valeur la photographie militaire dans le contexte d’une montée des tensions nationales à la veille de la Seconde Guerre mondiale (fig. 8) peut être compris comme une double stratégie visant à dissuader les belligérants éventuels, d’une part, et à réconforter la population par l’exhibition de la force technologique nationale, d’autre part. La mise en scène complexe d’une relation directe entre développement des pratiques photographiques et sécurité nationale consolide toujours davantage la croyance en le pouvoir de cet œil mécanique qui voit mieux que l’œil humain, qu’est la photographie, la photographie étant elle-même devenu le vecteur de réalisme et de crédibilité du traitement de l’actualité par le journal. L’utilité sociale de la photographie est ici double : la photographie militaire protège et la photographie de presse témoigne de cette protection.

Malgré cette volonté très forte de matérialiser pour tous, par le journal, un événement vécu seulement par quelques-uns, les manifestations de ces liens nouvellement inextricables entre vie démocratique et témoins photographiques sont parfois très peu concluantes. Alors que les journaux américains, The New York Times (fig. 9 ) et Washington Post, annoncent, le 12 novembre 1939, à l’aide des mêmes photographies multiples et de cartes complexes, un tournant majeur dans la conduite de la guerre, les déplacements des Allemands et la crainte d’une grande offensive du commandement nazi obligeant le Benelux à revoir sa défense, les journaux britanniques, The Times et Manchester Guardian ne paraissant pas le dimanche, confinent le lendemain la nouvelle à une Une de publicités, quelques textes sans images (fig. 10 ), une publicité de mode abondante (fig. 11 ), alors que la Picture Section du Times souligne la commémoration de l’armistice du 11 novembre 1918 (fig. 12). La seule illustration directement associée à l’actualité de la guerre est celle d’une usine Gillette (fig. 13), dont l’effort de guerre se matérialise dans un soutien aux troupes par la distribution de rasoirs.

Bien que l’intégration des multiples discours de la presse ne soit pas une nouveauté du XXe siècle, elle s’affirme de manière plus aigüe à mesure que la hausse du niveau de vie autorise une proportion plus grande d’individus à consommer des biens de luxe. Ainsi, la place consacrée aux mondanités et à la publicité, même en temps de crise politique, met en évidence l’intégration du contenu visuel et textuel du journal, d’une part, et les valeurs véhiculées par la publicité, d’autre part. Ainsi, on retrouve à la fois dans le Washington Post et le New York Times, par exemple, une page préconfectionnée consacrée aux figures le plus en vue du monde théâtral des années 1920. Les portraits en gros plans des actrices et les courts textes soulignant leurs talents et leurs qualités physiques s’associent à de nombreux portraits de mannequins ornant des publicités pour des soins de la peau et celle d’un atelier de photographie. Il s’agit d’une véritable recette permettant à chacune des lectrices de s’élever aux standards esthétiques des actrices, dans un premier temps, avant d’immortaliser cette élévation, dans un deuxième temps. Le mimétisme dans les présentations visuelles des actualités théâtrales et de la publicité encourage une relation dialectique entre consommation de la culture et culture de la consommation. Dans son analyse sur la publicité dans les revues modernistes, Andrew Thacker montre que certaines revues, jouant sur l’intégration de leur culture visuelle avec la publicité commerciale, visent à « brouiller, via l’architecture de la revue, la distinction entre art et publicité » [18]. Une telle stratégie suggère selon lui « que le goût moderniste peut d’une façon ou d’une autre tempérer l’odeur de l’argent et du commerce qui émane des publicités » [19]. Dans l’exemple du Washington Post, c’est l’association entre arts de la scène, mondanités et publicité qui vise à brouiller cette distinction au profit d’une mise en valeur intégrale d’un canon de beauté par rapport auquel la publicité se meut en un noble service offert au lectorat du journal. Ce brouillage de codes particulier a contribué à l’intérêt grandissant des historiens pour la culture visuelle des journaux étant donné l’extrême concentration d’images et de discours influant sur la culture. Cette mise en scène culturelle se retrouve dans la photographie elle-même, mais peut-être plus encore dans la mise en page de cette photographie dans le journal, cette mise en page de l’image devenant mise en discours. Outre l’intérêt que génère la contemporanéité avec les évènements les plus significatifs, la contribution la plus substantielle de la presse illustrée au patrimoine iconographique d’une consolidation de l’économie de marché nous semble résider dans le fait que, dans les représentations que la presse produit, cette dernière n’est pas tant envisagée comme une entité historique finie, mais comme une potentialité. En cherchant à produire l’image la plus susceptible de devenir emblématique d’un événement, la photographie de presse poursuit un objectif singulier : produire une masse considérable d’images de laquelle sera extraite l’Image icône dont la circulation frénétique contribue à la construction d’une réalité générique. La prolifération des images se manifeste surtout dans l’ombre d’une publication des mêmes images. L’unité du discours qui en découle, dénoncée par les penseurs de l’École de Francfort, est bel et bien réelle, mais elle est moins le fruit d’une volonté éditoriale, d’une intentionnalité aliénante, que d’une restructuration de l’économie médiatique. C’est donc dans la construction d’une économie mondiale de la presse, et partant dans sa mise en scène, que s’explicite le mieux comment la réalisation du monde passe par sa médiatisation.

 

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[18] A. Thacker, « Les goûts modernes. La culture publicitaire visuelle et verbale dans les revues modernistes », dans E. Stead et H. Védrine, L’Europe des revues (1880-1920). Estampes, photographies, illustrations, Paris, PUPS, 2008, p. 376.
[19] Ibid.