La reprise de motifs iconiques à l’intérieur
des « grandes proses » d’André Breton

Sophie Bastien
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Fig. 8.  G. De Chirico, Le Vaticinateur, 1915

Fig. 9. Man Ray, Explosante fixe, 1934

Fig. 10. R. André, L’Air de nager, s. d.

Outre les lieux magnétiques, les objets trouvés, les yeux fascinants, un quatrième motif iconique est repris d’une « prose » à l’autre : la voyance. Nous avons remarqué la photo de Madame Sacco, dans Nadja ; nous ajoutons ici que toutes celles qui représentent symboliquement l’héroïne, reproduisent par le fait même une voyante. Dans Les Vases communicants, le tableau de Giorgio De Chirico intitulé « Le vaticinateur » s’inscrit en droite ligne à leur suite (fig. 8, II-138). De plus, il est tentant de le jumeler avec la photo de Nosferatu (II-121), car les deux personnages – le vaticinateur et Nosferatu – se ressemblent avec leur tête levée, leur visage face à la lumière et leur regard mystérieux de visionnaire hypnotisé. Dans L’Amour fou, la démonstration est faite que l’écriture automatique possède une qualité prophétique et sonde l’avenir, au même titre que les voyantes dans Nadja ou que le vaticinateur dans Les Vases communicants. A ce compte, les quatre poètes surréalistes dont Nadja contient les photos – Desnos le rêveur, Paul Éluard (I-657), Benjamin Péret (I-660) et Breton lui-même (I-745) – sont autant de répliques du « vaticinateur ».

Le cinquième et dernier motif iconique à relever, qui se promène d’un livre à l’autre, nous l’appellerions « l’amoureuse ». Il rejoint une thématique cardinale chez Breton comme chez les surréalistes en général. Nadja, aux représentations iconiques multiformes, en est une variante, avec l’impact considérable qu’elle a dans la vie intime de l’auteur. Dans une perspective chronologique, la comédienne Dorval est son précurseur (I-674) : avant d’en visionner la photo, le lecteur découvre que Breton la qualifie de « belle », la considère comme l’actrice « la plus admirable » et éprouve pour elle une « attraction passionnelle » (I-673). Nadja a aussi un successeur : une autre femme que rencontre l’auteur et à laquelle il est fait allusion vers la fin du livre, notamment par la dernière photo (I-750). Celle-ci arbore une enseigne avec l’inscription « Les Aubes ». Voilà encore une métaphore, et elle clôt le livre sur une ouverture : elle marque de nouveaux jours et esquisse un futur prometteur dans la sphère amoureuse.

L’iconographie de L’Amour fou continue la même veine thématique, mais une évolution se constate dans la manière : l’imagerie amoureuse y est encore plus excentrique et exhale une sensualité certaine qui célèbre la féminité. Le répertoire iconographique de cette « prose » est inauguré par l’artefact de Man Ray intitulé « Explosante fixe » (fig. 9, II-683), auquel Arrouye consacre soigneusement un article pour conclure que la robe de la danseuse est une image subliminale de l’appareil génital externe de la femme [19]. Cette photo participe ainsi à la quête amoureuse et érotique que poursuit Breton à travers toutes ses « proses ». Plus loin, L’Amour fou fournit de Jacqueline Lamba, la femme dont il est question dans ce livre, une photo littéralement extraordinaire et quasi-mythologique : elle est prise dans l’eau, d’où une texture moirée, et Jacqueline nage nue, telle une naïade (fig. 10, II-732).

 

La répétition comme unificateur trilogique

 

A leur parution en 1932, Les Vases communicants ne comportaient aucune photographie. Il est très significatif que Breton repense ensuite leur conception et effectue une greffe en insérant des photos, ce qui donne lieu à une édition augmentée, en 1955. Il faut savoir qu’au préalable, il nourrissait le projet de réunir cet ouvrage avec la « prose » antérieure Nadja et la « prose » postérieure L’Amour fou, pour constituer un seul volume qui scellerait, pour ainsi dire, l’ensemble trilogique. Mais à la maison Gallimard, son projet tourna court. La réédition illustrée des Vases communicants vise à le compenser, en quelque sorte : « Ainsi pourrait être obtenue en partie l’unification que je souhaite rendre manifeste entre les trois livres », confie l’auteur [20]. A ce propos, Marguerite Bonnet observe toute l’efficacité de la présence photographique, qui agit en effet comme un trait d’union, d’une « prose » à l’autre [21]. Le corpus tripartite en vient à former un cycle, au point qu’Arcane 17, la quatrième et dernière « prose » de l’auteur, se situe à part : bien qu’elle aussi soit issue du rejet catégorique du roman et sous-tendue par les ressorts du désir, du hasard et de la rencontre féminine, elle ne contient – définitivement, dans son cas – nulle photo.
      De notre côté, nous sommes maintenant en mesure d’affirmer que la récurrence de motifs qui caractérisent les photos, est encore bien plus déterminante que la simple présence de ces photos. Elle renforce davantage la filiation générique et approfondit l’effet de série, de collection. Les trois premières « grandes proses » sont unies non seulement par leur morphologie, leur constitution matérielle, mais aussi dans leur intériorité, dans leurs leitmotivs conducteurs, qu’expriment la médiation verbale autant que le substrat pictural. Plus abstrus toutefois, ce dernier mode d’expression insinue plus qu’il ne livre ses messages. Il tisse des réseaux souterrains d’arcanes rhizomatiques. Nous avons vu que les photos communiquent entre elles pour dégager des topoï dominants, mais ces topoï aussi communiquent entre eux. Celui que nous appelons « l’amoureuse » recoupe celui de la voyance dans Nadja (surtout avec les portraits de Nadja elle-même). Il recoupe également celui des yeux dans cette même « prose » (avec la photo de Blanche Derval et le montage des « yeux de fougère ») ainsi que dans Les Vases communicants (avec le tableau « Dalila »). Ce topos des yeux recoupe, quant à lui, celui de l’objet trouvé dans L’Amour fou (avec le masque), qui s’en trouve ainsi connecté à son tour aux deux topoï précédents.
      Mais ce n’est là qu’un aperçu du tracé enchevêtré de ces « vases communicants », qu’il est pratiquement impensable de rendre avec exhaustivité. Car le régime bretonien de l’illustration relève d’une esthétique véritablement révolutionnaire. La réduplication de ses motifs et leurs liens organiques ont pour fonction essentielle une révélation poétisée, jamais au premier degré, d’emblèmes divers mais contigus du surréalisme. La complexité même de ce langage fait partie intégrante de son contenu, de sa substantifique moelle.

 

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[19] J. Arrouye, « La danse des apparences : sur Explosante-fixe de Man Ray et André Breton », dans Mélusine. Cahiers du Centre de recherche sur le surréalisme, n° XXVI : Métamorphoses, 2006, pp. 196-205.
[20] Cité par Marguerite Bonnet dans « Notes et variantes » de Nadja, I-1560.
[21] M. Bonnet, « Notice » aux Vases communicants, II-1349.