Ne pas voir l’image, l’entrevoir
- Maxime Thiry
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En revanche, lorsque Vouilloux parle d’icône, il achoppe à une résistance logique de la part du modèle peircien : parce que la relation à l’objet dépend de la ressemblance entre ce dernier et le signe, le passage d’un médium à l’autre complexifie considérablement le processus sémiotique, en ce sens qu’il n’est pas possible d’opérer de véritable rapport d’analogie entre le langage et les images auxquelles il renvoie ; à nouveau, dans le texte l’image n’est pas visible, elle est visuelle. Vouilloux négocie ce décalage entre la théorie et la pratique en rappelant que les deux catégories de l’indice et de l’icône se recouvrent en partie et que la dernière a besoin des propriétés de la première pour apparaitre, car une préexistence référentielle (empirique ou mentale, d’une image ou d’une idée) préside toujours à l’écriture d’un texte.

Ainsi, si l’inscription de l’image dans le texte relève davantage d’un procédé indiciel, sa lecture est bien de nature iconique, ne serait-ce que parce que la mise en jeu de la mémoire suppose celle d’une reconnaissance de similarités résurgentes, répétées. Suivant les explications de Peirce et son idée que « la pensée est le principal, sinon le seul, mode de représentation » [29], une icône est :

 

un signe qui renvoie à l’objet qu’il  dénote simplement en vertu des caractères qu’il possède, que cet objet existe réellement ou non. (...) N’importe quel (sic), qualité, individu existant ou loi, est l’icône de quelque chose, pourvu qu’il ressemble à cette chose et soit utilisé comme signe de cette chose [30].

 

Dire du texte qu’il s’iconise désignerait ainsi sa capacité à s’adapter à des modes de signification iconiques pour permettre au lecteur de faire l’expérience d’une image qu’il n’est pas en mesure de voir. Dans le respect de l’économie propre au texte littéraire, les romans ne peuvent se permettre de décrire l’image à chaque fois que celle-ci apparaît. En revanche, déployer un jeu d’allusions chargées de dire l’image par une série de répétitions qui tantôt renvoient à une description initiale tantôt tirent profit d’une dissémination d’icônes dans le texte, ce dernier s’assure d’enclencher une activité mnésique dans le chef du lecteur, laquelle débouche sur un « imagement », pour reprendre l’expression de Jean-Christophe Bailly.

Bien entendu, un texte ne peut se prévaloir, en alludant une image, de capacités du même ordre qu’une vision empirique de ladite image ; la thématisation du syndrome de Stendhal par la littérature reste l’apanage de la narration. Toutefois, en termes d’expérience de lecture, il apparait que les textes sont à même de reproduire le moment de la vision de l’image et ce par d’autres voies que celles de la simple description et de la référence, quand bien même celles-ci se révèlent souvent nécessaires, ne serait-ce que pour enclencher le travail de visualisation, dont les allusions prendraient ensuite le relais.

C’est notamment ce qui se produit dans le Dulle Griet (1977) [31], de Dominique Rolin. Le roman en question emprunte la voie de l’éponymie pour annoncer son inspiration picturale : le tableau Dulle Griet de Breughel, reproduit en première page de l’édition originale (et en première de couverture – quoiqu’il ne s’agisse que d’un détail du tableau – de sa réédition chez Espace Nord). En outre (et contrairement à ce qu’accomplit François Emmanuel dans L’Enlacement), une ekphrasis détaillée du tableau intervient très tôt dans le roman, et s’annonce également sous la forme d’un « événement » (DG 22), l’image surgissant de nulle part et prenant vie, indépendamment de tout cadre.

 

Au moment où nous quittions la table s’est produit l’événement. Avec une éblouissante netteté de couleur et de dessin, j’ai vu se dresser entre papa qui se mourait à l’écart et moi-même la Dulle Griet de Breughel. Le centre du tableau est occupé par une femme vue de profil. Marcheuse que l’on devine infatigable, ganache étirée au poitrail cuirassé de fer, elle est casquée d’une marmite d’où pendent les cheveux en désordre. Long nez, œil hagard, bouche ouverte, cou tendu, elle tient dans sa main droite, à l’horizontale, une épée. (...) Si son allure évoque l’idée du silence, le reste de la composition est bruyant au contraire. La femme demeure sourde, c’est évident, à ce qui l’entoure : craquements, fissures, flammes, explosions, inondations. Des troupeaux de mégères forment derrière elle un hystérique univers nain. Des monstres dispersés vomissent, défèquent : cancrelats, crapauds, poissons, grands insectes volants, singes, porcs, araignées musicales, lézards sont simultanément aux prises avec le jour et la nuit. (...)

Le rapport entre mon père et le tableau prenait une évidence surnaturelle. Le vieil homme voulait, lui aussi, à la façon d’une grande femme. Il tournait le dos au monde, se dirigeait vers la porte de l’enfer qui pouvait aussi bien être celle d’un paradis insensé. Il se confondait dès lors avec moi (DG 22-23).

 

A partir de cette description liminaire, qui s’attarde aussi bien sur le physique, la posture et les attributs du personnage central du tableau, que sur l’ambiance chaotique, démente, vicieuse qui l’environne, le récit suivra le parcours d’une narratrice cherchant à se défaire du poids des deuils qui ont ponctué son existence – à commencer par celui de son père, avec qui se confond la figure de Dulle Griet, avant qu’elle n’épouse les traits de la narratrice. La voix de cette dernière soumet à de nombreux moments la réalité qui l’entoure à une torsion (qui à certains égards confère au roman des allures de réalisme magique) le plus souvent provoquée par l’apparition soudaine du tableau de Breughel et sa nature i-magique, quand bien même celui-ci n’apparait jamais sous la forme d’un tableau. Tout au long du roman, les nombreux rappels à la description liminaire se voudront le plus souvent implicites, allant de résonnances tonales relatives à la luxure et la décadence de l’épisode (DG 78-79), à des allusions mettant en scène un motif (comme l’épée [DG 68, 132, etc.]) ou l’identité matronale du personnage (DG, 61-62, 214, 259, etc.), mais pourront aussi se montrer plus explicites, par la réaffirmation, en bis repetita, de la présence de Dulle Griet et de l’ekphrasis inaugurale (DG 127). Comme Vénus dans Coup de Foudre, Dulle Griet (DG 187) se promène dans le roman de Rolin d’une façon qui, si elle rappelle à chaque fois le tableau du maitre flamand, refuse obstinément de s’y confondre ; certes figuré en amont et en périphérie du texte (par la description et la reproduction), le tableau se prévaut d’une présence figurale qui couvre l’entièreté du roman ; son interprétant s’appuie sur un réseau de signes, de representamen, autorisant le lecteur à le visualiser.

 

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[29] Ibid., p. 173.
[30] Ibid., p. 164.
[31] D. Rolin, Dulle Griet [1977], Bruxelles, Ed. Labor, « Espace Nord », 2001. Toute citation de ce livre sera dorénavant référencée comme suit : (DG suivi du n° de p.).