La voracité des images : la vue
intolérable chez Georges Bataille

- Rodolphe Pérez
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Fig. 3. L. Carpeaux, Supplice des « Cent
morceaux »
, 1905

Cette drôle d’image tisse des liens entre la figure christique du messie chrétien, l’image du supplicié chinois et celle d’une érection, physique et sexuelle mais aussi métaphorique : elle mélange de manière symptomatique dans l’œuvre de Bataille une érection/élévation (Concorde, pénis de Délos dont il a des photographies) et une station debout (pendu, Christ, supplicié). Il a donc une image du supplicié qui renvoie à la figure christique, voire une image du supplicié qui contamine l’ensemble des autres (dé)figures. Bataille l’évoque assez explicitement, en plus d’élaborer une description qui impose l’image du Christ sur la croix. Ainsi peut-on lire dans L’Expérience intérieure un propos qui évoque la vision du chrétien :

 

Le Christ est la totalité de l’être, et pourtant il est, comme l’« amant », personnel, comme l’ « amant », désirable : et soudain le supplice, l’agonie, la mort. Le fidèle du Christ est mené au supplice. Mené lui-même au supplice : non à quelque supplice insignifiant, mais à l’agonie divine. Non seulement il a le moyen d’atteindre au supplice, mais il ne pourrait l’éviter, et c’est le supplice de plus que lui, de Dieu lui-même, qui, Dieu, n’est pas moins homme et suppliciable que lui [22].

 

Ainsi, se rapprochant du principe de ressemblance, au gré des reconnaissances élaborées par Bataille, l’on pourrait faire l’hypothèse que le supplicié, négation de la Figure, l’intolérablement mutilé, occupe le rôle d’un Christ pour agnostique, un drame pour paria. Il s’agit, pour lui, d’une dramatisation qui donne une scène à cette expérience d’ouverture, à la manière de la scène intime de la réception où il fait lui-même l’expérience d’une rencontre avec l’image, avant même qu’elle n’ouvre à l’écriture. D’ailleurs, il nomme parfois le « supplice » « comédie », c’est-à-dire drame de la projection de soi. Un point qui cristallise la vision, dans notre façon d’entrer dans l’image, une subjectivisation en excès du punctum qui nous pousse à dépasser notre propre subjectivité pour aboutir à une intuition universelle de l’image. Et Bataille d’ajouter l’usage personnel des images dans la pratique de la méditation :

 

J’ai eu recours à des images bouleversantes. En particulier, je fixais l’image photographique – ou parfois le souvenir que j’en ai – d’un Chinois qui dut être supplicié de mon vivant. De ce supplice, j’avais eu, autrefois, une suite de représentations successives. A la fin, le patient, la poitrine écorchée, se tordait, bras et jambes tranchés aux coudes et aux genoux. Les cheveux dressés sur la tête, hideux, hagard, zébré de sang, beau comme une guêpe.
J’écris « beau » !… quelque chose m’échappe, me fuit, la peur me dérobe à moi-même et, comme si j’avais voulu fixer le soleil, mes yeux glissent [23] (fig. 3).

 

L’image saisit, à la manière d’une révélation. Là, le ravissement, l’éclat. S’élabore quelque chose de l’instinctif, qui échappe, comme le lapsus, comme la langue qui, malgré elle et face à l’horreur, s’écrie : « Beau », en dehors de la discursivité de la parole. L’image permet au sujet une émotion presque primitive, innocente et déconstruite, vision non-discursive que défend souvent l’écrivain. Il y a une façon d’ouvrir à l’imagination, dans cette succession d’images que soulève et enrichit la vision du supplicié. De même, une parole instinctive s’impose, échappe. Elle se fait communication, même sans mot, même sans échange : quelque chose se joue d’une abolition du moi qui, face à l’image, noue une intimité sensible avec le photographié, une sensibilité médiatisée ou méditative par le détour d’une sensualité effleurée, une sensualité intolérable et effroyable ; qui maintient l’effroi et la tension puisque précisément impossible :

 

Le jeune et séduisant Chinois dont j’ai parlé, livré au travail du bourreau, je l’aimais d’un amour où l’instinct sadique n’avait pas sa part : il me communiquait sa douleur ou plutôt l’excès de sa douleur et c’était ce que justement je cherchais, non pour en jouir, mais pour ruiner en moi ce qui s’oppose à la ruine [24].

 

« Séduisant », écrit Bataille, n’oubliant probablement pas que la séduction est le « fait de détourner du droit chemin, du bien » [25] ou du latin seductio, « corrompre ». L’image corrompt là où elle laisse sa trace, elle marque du sceau singulier de l’instinctif : elle corrompt la raison qui préside à une perception normée du réel, elle participe d’une ressemblance informe, c’est-à-dire d’une ressemblance qui échappe à la forme discursive, à l’agencement fini du rationnel et de l’admissible. Elle appartient à la dimension hétérogène définie par Bataille, fruit de l’hétérologie, c’est-à-dire l’étude de ce qui n’appartient pas au champ des savoirs – et donc perceptions – construits discursivement. Cette ruine –défiguration – serait une manière de faire abdiquer en nous le construit et le factice, le masque social aussi et surtout, et revenir à un instinct présumé authentique. C’est bien le passage d’une séduction diabolique qui mène à un retour du vrai. L’image du Chinois marque Bataille pour ce qu’elle a d’étrangement heureuse, pour son punctum [26] excédant, d’un excès qui engloutit son spectateur et le mène à l’écriture. Elle est l’espace d’une « ouverture aventureuse », d’une « prise » évoquée par Léa Bismuth [27] dans son travail précisément placé sous l’égide bataillienne.

Si l’image happe Bataille, c’est aussi qu’elle ouvre en lui, au-delà de l’émotion, une réflexion profonde sur la question du supplice mais surtout sur l’expérience de l’ouverture du moi à la différence, à l’épreuve douloureuse d’une communication avec autrui. L’image progressivement devient l’enjeu d’une expérience intime profonde. Cette ouverture à l’altérité est aussi la voie à une vérité du moi, qui se découvre dans cette épreuve de la différence, épreuve esthétique et ontologique, où l’image me happe au point qu’elle me dépasse. Ce qu’elle annihile en moi, dans une démarche anthropologique, est le faux, le donné, le rationnel : ce qui me défigure me rend à une différance heureuse. D’où l’aventure dont parle Léa Bismuth, avec ce que le terme comporte de dangereux : l’aventure, c’est là où je peux aussi me perdre, c’est un hasard où je tente ma chance, au gré des rencontres de l’image, instant singulier où ma subjectivité fait de l’imagement un lieu du fantasme. Cette aventure est aussi celle de l’écriture, où l’image finit par prendre une place considérable pour compléter l’écriture sinon l’originer. Elle transmet cette lutte du sujet dans sa réception de l’intolérable qui caractérise ces images. De la prise, comme émotion esthétique, au mouvement qui mène à l’écriture se construit une « besogne de l’image », un combat du sujet-spectateur qui, dans un effort dialectique, doit affronter l’image au risque de sa propre ruine : ce que ruine l’image reste une épreuve de la beauté immortalisée d’un instant qui nie cette même beauté, médiatisée par l’écriture, scène où l’écrivain lui-même engage une besogne ontologique, aveuglé par l’intolérable, parce que l’entendement ne peut supporter, même à l’endroit d’une « ouverture aventureuse » [28].

 

Aussi, construire une réflexion sur le supplice, entendu comme expérience intérieure de déchirure ne peut que ramener le sujet à se prendre pour le « jeune et séduisant chinois », dans un rapport singulier d’identification-répulsion, où l’extase se manifeste dans la fulgurance de cette dichotomie aveuglante, où la proximité de l’image me confond moi-même. C’est en ce sens sans doute que se déploie la puissance des images telles qu’elles contaminent Bataille et son écriture, parachève un dispositif intellectuel et éditorial mais se font aussi le dénominateur commun d’une vie et d’une écriture en ce qu’elles perpétuent cette prise. Bataille, un an avant sa mort, publie à son tour les photographies, passage de relai, transmission de la besogne et perpétuation de l’ouverture aventureuse, à qui saura saisir sa chance à la mesure d’une véritable puissance haptique du regard, tel que théorisée par Didi-Huberman mais également comme l’incarne, par exemple, le personnage de Simone, dont le rapport sensible au monde et à son corps se fait par le contact de l’œil sur la peau, témoignage d’une véritable hapticité de l’oeil, preuve tendue et montrée d’une vision palpée et palpable.

 

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[22] Ibid., p. 65.
[23] Ibid., p. 139.
[24] Ibid.
[25] Définition du Trésor de la Langue Française informatisé (en ligne. Consulté le 6 mars 2023).
[26] L’apparition-piqûre qui me saisit dans l’image, concept présenté par Barthes dans La Chambre claire.
[27] Avant-propos de L. Bismuth, dans La Besogne des images, sous la direction de L. Bismuth et M. Girard, Béthune, Labanque Editions, 2019, p. 5.
[28] Ibid.