Travelling heurté : de la manipulation des
images dans Neige noire d’Hubert Aquin

- Laurence Olivier
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Une simple mention de la caméra peut produire cet effet de disjonction quant à la posture occupée par le spectateur-lecteur, tel que l’illustre ce court exemple : « Fondu à la salle de bain. La caméra est installée sur un praticable à angle droit du lavabo, à la même hauteur. Nicolas entre, fait la lumière […] » [11]. Cette précision au sujet de la place prise par la caméra dans la scène fait que la caméra se positionne, pour le lecteur, dans son champ de vision. Elle est désormais partie prenante de la scène, et le lecteur n’assiste plus à une projection, mais participe plutôt à un tournage. Même dans cette courte scène, le lecteur est appelé à éprouver l’espace, la profondeur de la pièce, la proximité des objets, etc. Il ne conçoit donc non plus seulement une composition visuelle bidimensionnelle ; il occupe un espace imaginaire généré par le texte, qui le place dans la position d’un opérateur de caméra.

Dans des scènes plus longues, cet effet d’immersion spatiale devient plus évident :

 

Travelling arrière de la caméra. Le groupe se trouve très loin de la caméra, mais toujours discernable à la terrasse illuminée du Pernille. Le travelling arrière agrandit le champ visuel qui sépare la lentille de la caméra du groupe attablé. La caméra fait un quart de tour : on voit le fjord, quelques bateaux illuminés, puis un autre quart de tour en direction est. Plan général du Storting; en amorce gauche, une plaque fixée à un réverbère, sur laquelle on lit distinctement : Rosenkrantzgate [12].

 

Les mouvements de caméra décrits dans cette scène sont efficaces dans la création d’un espace imaginaire dans lequel le lecteur prend place. L’image mentale produite par le texte n’est plus la surface plane de la projection, mais le lieu même où la caméra recule et pivote et, avec elle, le lecteur. Ceci illustre comment les passages descriptifs de Neige noire permettent de dépasser la question de l’optique, de dépasser la visualité seule : au regard se supplée une perception plus large, dans ce cas, spatiale. Si l’on reprend la lecture de ce passage, il semble que la phrase « le groupe se trouve très loin de la caméra », en particulier, est révélatrice quant à la perception de la place du lecteur dans l’espace. Nous savons qu’un simple choix de lentille peut rapprocher ou éloigner le sujet filmé ; dans ce cas où on indique la place du groupe par rapport à la caméra, le lecteur est amené à imaginer, à éprouver cet espace.

Un autre exemple, moins audacieux peut-être, illustre tout aussi efficacement l’immersion du lecteur dans le lieu du tournage, par la description d’un effet assez simple : « La lentille est voilée soudain par un tissu qu’on froisse » [13]. La mention de la « lentille » permet de supposer que cet effet est créé au moment même de la prise de vue (plutôt qu’au montage, par exemple). La description du mécanisme générateur de l’effet place, cette fois-ci encore, le lecteur derrière la caméra : il regarde lui-même dans l’objectif et observe l’effet créé par le tissu devant la lentille.

 

Images imaginaires

 

Cependant, puisqu’il demeure que l’objet que nous avons entre les mains est un livre et non une caméra, plusieurs effets spéciaux tiennent davantage d’un imaginaire des images en mouvement que de la réalité de leur création. Ces effets spéciaux « textuels » évoquent les possibilités du cinéma expérimental, et soulignent plus que d’autres le caractère malgré tout littéraire du texte. Le passage suivant illustre la tension entre les images « réelles », réalisables, transposables en film, et les images imaginaires : « Changer de lentilles à l’intérieur des plans – comme on fait tourner le barillet d’un revolver […] » [14]. Evocateur mais difficile à mettre en œuvre, cet effet visuel nécessiterait la conception d’un dispositif inédit, spécifiquement pour cette scène. On voit, dans ce cas, comment le texte offre une fluidité que les images en mouvement ne permettent pas toujours. Ici la potentialité est peut-être plus évocatrice, plus forte que son actualisation.

 

Les multiples temporalités du rapport texte-image

 

Nous en arrivons ainsi au caractère plus « expérimental » de Neige noire, lequel s’incarne en premier lieu dans ses effets de montage, réalisés sur la pellicule filmique. Alors que nous avons vu que le texte emprunte aux codes du scénario et du découpage technique, il présente également des indications de montage. Apparaissent des termes comme « coupure », « fondu au noir », « black-out », ou « fondu enchaîné », par exemple. Tous ces termes servent à faciliter pour le lecteur le passage d’une scène à une autre, d’une temporalité à une autre, notamment dans le cas des nombreux flash-backs qui ponctuent l’histoire, ou dans les moments où l’action est interrompue par une scène fantasmée par le personnage principal. L’apparition de ces termes dans le texte n’est pas, en elle-même, étonnante : ce sont des termes qui peuvent se retrouver dans un scénario.

Mais attardons-nous au statut « temporel » du texte par rapport à ce qu’il décrit. Si on considère Neige noire comme un scénario, le texte est bien sûr antérieur aux images : il en est la partition, la condition d’apparition même. Or, à d’autres occasions, alors qu’on pensait se retrouver soit face à un scénario, soit dans un tournage, il arrive que le texte considère les images comme déjà réalisées, historiées sur la pellicule filmique, et en train d’être montées. Le texte apparaît alors comme une marche à suivre qui serait appliquée dans la salle de montage. Le texte serait donc ultérieur aux images : elles existent sur pellicule et attendent d’être montées en concordance avec ces indications.

 

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