Barthes (spectateur) et Guibert (opérateur) :
Des gestes photographiques comme gestes
d’écriture chez l’écrivain photographe

- Andrés Franco Harnache
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Fig. 3. H. Guibert, Destruction des négatifs
de jeunesse
, 1986

En 1983, deux ans après la parution de L’Image fantôme, Guibert écrit un texte publié à titre posthume d’abord dans Photographies (1993) [29] et ensuite dans La Piqûre d’amour et autres textes (1994) [30] qui approfondit cette vision trompeuse de la photo déjà esquissée dans La Retoucheuse. Dans « Sur une manipulation courante », le personnage guibertien raconte une séance photo au palais du prince Palagonia à Palerme. Là, entouré de statues de nains et de monstres, son ami Thierry le prend en photo nu en face d’éclats de miroirs, donnant un corps multiplié et mutilé par les reflets, une sorte d’émulation des monstres en pierre du palais italien immortalisé déjà par Goethe dans son Voyage en Italie [31]. Quelque temps plus tard, un autre ami, Hans-Georg, lui demande des photos du voyage pour illustrer un texte. Guibert va chez un autre ami qui a une chambre noire et lui demande un tirage des images choisies. Il le surprend en train de faire une manipulation pour améliorer le tirage, un geste de la main lors de la projection du négatif sur le papier photographique.

 

Mon corps n’avait pas été sauvé par la lumière comme je l’avais cru, au contraire, la lumière, par l’intermédiaire de l’appareil photo, avait enregistré toute la substance du réel. Mon corps dans sa vérité apparaissait lentement entre ses mains, dans ses gestes de sorcier. Toute sa manipulation me parut proprement magique : il agitait le cache carton, au ras du corps, par un mouvement de va-et-vient, sans le frôler, pour adoucir la délimitation du trucage, et il tannait le corps sous l’exposition prolongée jusqu’au-dessus, comme une caresse à distance, pour que les ombres creusées dans les plis du corps couché ne le dévorent [32].

 

L’appareil photo, encore une fois, enregistre le réel. On est dans le récit barthien où l’appareil voit même plus que l’œil humain ; cependant pour Guibert le tirage est trompeur. Et le piège, c’est-à-dire la manipulation de la quantité de lumière qui va s’imprimer sur le papier photographique, a lieu par des gestes qui sont des caresses. Ces gestes sont des gestes sexuels, voire des gestes de viol (le garçon avait auparavant courtisé Guibert en vain) qui transforment le corps photographié en une « monstruosité » [33] semblable aux statues de Palagonia. En manipulant la photo, elle devient, pourrait-on dire, plus réelle.

« On me dit plus tard », écrit Guibert, « lorsque je racontai l’histoire avec ébahissement, que cette manipulation était courante et même ordinaire dans les procédés de tirage » [34]. Même s’il existe une relation logique nécessaire entre photographie et référent (sans référent il n’y a pas de photographie, mais sans référent il peut avoir quand même de la peinture ou de la sculpture, dirait Barthes [35]), cette relation n’est pas suffisante car il y a assez d’altérations et de trucages dans le développement et le tirage des images que nous regardons tous dans les médias pour que l’on parle de réel. Comme Guibert le dit dans le prologue du roman-photo Suzanne et Louise, « tout ne se jouera qu’en simulacre » [36].

 

Gestes de sélection photographique

 

Enfin, il existe chez Guibert un autre geste plus modeste, même banal, qui se produit après la prise photographique, que Barthes omet et qui modifie de toute façon la photo. Il s’agit de la sélection et la destruction d’images qui montrent une réalité non désirée. Dans le récit « L’Autoportrait » publié dans L’Image fantôme, Guibert raconte comment il s’identifie aux autoportraits de Rembrandt qu’il commence à collectionner en cartes postales, comment il en aime particulièrement cinq qu’il a mis sur une étagère de sa bibliothèque, et comment il rejette « violement » [37] trois autres qui ne lui plaisaient pas. Après avoir réfléchi sur cet acte d’identification et de sélection, Guibert fait de même pour ses autoportraits photographiques. Il écrit : « Je déchirai la plupart des photos qui me représentaient, et ainsi par cette absence d’image, comme par le rejet des trois autoportraits de Rembrandt que je n’aimais pas, je fixai mon propre autoportrait, je délimitai une image posthume » [38].

De cet acte de destruction, une mise en scène photographique postérieure reste : une pile de planches contact, une pile de négatifs, une autre de tirages, un imbroglio de tirages et de négatifs déchirés à côté des ciseaux et des folios manuscrits. Le geste absent de la destruction est photographié, comme c’était le cas dans des photos de la guerre de Sécession américaine prises dans la suite de la guerre et non en temps réel, par une mise en scène narrative du processus et non de l’acte lui-même. Le petit Rollei 35 de Guibert n’a pas de déclencheur automatique pour se mettre lui-même en scène, il ne peut donc pas photographier la scène du crime (fig. 3).

Comme il l’a fait pour ses photos de jeunesse, Guibert raconte dans « Sur une manipulation courante », comment il a décidé de détruire les photos qui le rendent plus monstrueux :

 

Seul, je scrutai la planche-contact et ses négatifs, et je voulus tricher, j’en détruisis quelques-uns, ceux où la monstruosité était le plus apparente. Je reniais mon sacrifice, je trahissais mes frères, Je choisis deux photos où la monstruosité était ravalée, sauvée par un afflux de lumière qui semblait la gommer [39].

 

Il s’agit d’un geste de sélection et destruction, qui correspond au geste de pose qu’adopte le référent photographique lorsqu’il est en face de l’objectif. Cependant, on est toujours du côté de l’opérateur, car on sélectionne pour tirer les images, pour les exposer dans une galerie, pour les vendre aux journaux, pour créer une image d’auteur, une posture. Ce geste rassemble d’une certaine façon tous les autres gestes photographiques déjà mentionnés, car il a besoin de réfléchir à ce qu’on veut montrer, d’aller contre l’idée que c’est l’appareil qui décide pour nous. La sélection est, d’une certaine façon, un geste d’écriture, car il permet, chez Guibert, la construction d’une image de soi-même comme personnage de fiction.

 

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[29] H. Guibert, (1993). Hervé Guibert : photographies, Paris, Gallimard, 1993.
[30] H. Guibert, La Piqûre d’amour et autres textes, Paris, Gallimard, 1994.
[31] J. W. Von Goethe. Voyage en Italie, traduit de l’allemand en français par Jacques Porchat, Paris, Bartillat, 2003 [1816], pp. 280-284.
[32] H. Guibert, La Piqûre d’amour et autres textes, Op. cit. p. 106.
[33] Ibid., p. 107.
[34] Ibid.
[35] R. Barthes, La Chambre claire : note sur la photographie, Op. cit., p. 120.
[36] H. Guibert, Suzanne et Louise : roman-photo, Paris, Gallimard, 2019 [1980], p. 6.
[37] H. Guibert, (1981). L’Image fantôme, Op. cit., p. 64.
[38] Ibid., p. 65.
[39] H. Guibert, La Piqûre d’amour et autres textes, Op. cit. p. 105.