Le poème planche-contact

- Jan Baetens
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Les vingt-quatre poèmes de Philippe Jones se déploient selon un rythme strictement binaire, long-bref, diastole-systole, noir-blanc, qui imprime d’emblée un rythme vigoureux mais non mécanique ou monocorde, à l’ensemble du recueil. C’est toujours en page de gauche – la fausse page, le recto – que s’ouvre chaque diptyque, mais cette page – de prime abord la moins importante –  reçoit souvent le double privilège de l’inscription la plus longue et de l’intitulé le plus référentiel, chaque titre étant centré sur le nom d’un plasticien, de Jacques Villon à Raoul Ubac. La belle page ne jouit pas de la même variété. Son énoncé est court (deux syllabes, à l’exception du dernier poème de la suite) et largement préconstruit (article défini d’abord, substantif ensuite) en même temps que sémantiquement plus surveillé –l’ensemble décline une série de composantes de l’acte de peindre, graver, sculpter, dessiner… On remarque toutefois que l’accent y est toujours mis sur l’objet plus que sur la production de l’œuvre, qui, elle, semble la prérogative des poèmes sur les artistes, comme si le poète tentait de s’effacer devant le travail de ceux qu’il décrit, l’admiration prenant le pas sur toute tentation de nombrilisme.

Le rectangle imprimé de la table – mot lui-même « décroché » de la composition typographique de la page, de manière du reste plus heureuse que l’ajout maladroit du folio en bas à droite – exhibe une dynamique de l’allongement et de la contraction qui n’est pas sans rapport avec la genèse de l’œuvre, qu’il s’agisse des recherches des plasticiens ou du traçage des mots par l’écrivain. On y distingue la tension entre le plus et le moins, la surcharge et l’allègement, l’invention et la rature, bref le fort-da de la création cherchant le juste milieu entre le trop et le pas assez que se partagent n’importe quel faiseur de mots et n’importe quel faiseur d’images. La portée de ce dualisme excède d’ailleurs les seules généralités de l’acte créateur pour se donner à lire aussi en référence à l’acte d’imprimer. L’alternance long-bref devient dans ce cas l’allégorie du passage de la durée de la genèse à l’instantané de l’œuvre finie (quand bien même l’appréciation et la jouissance de cette œuvre ne sont jamais restreintes à un moment unique et passager).

A cet égard, le mot de « table » n’est pas sans signification. Forme abrégée de « table des matières » – qui n’aurait pas moins convenu et dont le remplacement fait donc forcément symptôme –, l’indication générique « table » se rapproche de « tableau » (de chasse ?), mais seulement pour mieux s’en écarter. La différence entre « table » et « tableau » est en effet complète. Là où le second terme désigne un objet accroché au mur, c’est-à-dire perçu et vécu de manière verticale, le premier en revanche ne se pense et se pratique que sur le mode horizontal. Cette opposition, qui prolonge le choc entre horizontalité et verticalité de la double page déjà examinée, sert de socle à une différence plus radicale encore. Comme finement analysé par Roy Ascott [4], le tableau est avant tout un objet, qui plus est un objet fini, symboliquement intouchable, tandis que la table est un espace de travail, plus exactement un espace de dialogue et partant de travail en collaboration. Dit autrement : le tableau est du côté de l’œuvre, la table du côté du faire, de l’œuvre en devenir, du contact entre créateur et objet. L’intrication de la table et du tableau, présents l’une et l’autre mais non assimilés l’une à l’autre, résume assez bien la poétique du livre de Philippe Jones, qui est celle également des artistes regroupés dans Jaillir saisir. Partout se retrouve la tension de l’opération – l’œuvre en train de se faire – et du résultat – l’œuvre achevée –, qui à la fin exhibe le geste essentiel et fondateur de l’empreinte, vocable qu’on doit lire indistinctement comme acte et comme produit, mots et images confondus.

Les deux grandes parenthèses qui embrassent les poèmes de Philippe Jones – à l’initiale, la double page avec l’ornement de Raoul Ubac en vis-à-vis de la page de titre ; en position finale, la table et son rectangle troué – disent cette leçon par exemple interposé. Loin d’en formuler les règles de manière distante ou théorique, elles l’« appliquent », au sens presque matériel de l’empreinte, au paratexte de l’ouvrage, dont la traversée se dote ainsi de solides repères.

 

Les noms propres et les choses

 

L’intérieur du livre confirme cette bipartition : des poèmes en prose, de longueur et de tonalité variables, pour les textes consacrés aux artistes choisis ; des quatrains en vers libres, émancipés de toute ponctuation excepté la majuscule au début, pour les textes évoquant les composantes et les outils de la création. Très vite, pourtant, les deux séries se croisent. Non pas de manière littérale : les règles de composition sont rigoureusement maintenues dans chacun des deux ensembles, qui alternent sans faille jusqu’à la fin du livre, double page par double page. Mais par des stratégies d’écriture qui suggèrent, puis entraînent de savants chevauchements.

Jaillir saisir s’impose une règle très forte : dans les poèmes en prose, les textes ne reprennent jamais le nom du modèle choisi. Tout en se voulant une description juste et fidèle du travail des créateurs, les poèmes s’interdisent de répéter le nom de l’artiste dont le travail se voit « orné » par les mots de Philippe Jones. Absence d’autant plus frappante que les textes n’ont pas peur de s’adresser parfois à l’artiste comme destinataire explicite du poème (à l’instar de ce qui est proposé dans le poème sur Brancusi : « Tu fais régner l’essence de toute réalité perdue au fond de toute mémoire. Et dans l’élan ultime et la forme première tu accordes la raison d’être à la raison d’espérer », p. 19). Ainsi les poèmes changent-ils d’empan : la description personnelle du travail de tel ou tel plasticien se mue en médiation plus large sur le miracle de la création et ses multiples répercussions sur qui la regarde. En voici un exemple typique :

 

Saluer Rik Wouters

 

Si la couleur monte, monte, si la forme en appelle au soleil, si le trait devient geste, une soif intense lui a déchiré le regard. Inlassable et fiévreux, de la femme au fruit, mordre ou crier de désir. Des appels plein la tête, des fourmis plein les doigts, tout pour chanter enfin ; mais le bandeau noir de la mort. Le souffle du passage avive encore nos murs (pp. 38-39).

 

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[4] Roy Ascott, « Table (1975) », dans Telematic Embrace. Visionary Theories of Art, Technology, and Consciousness, Berkeley, University of California Press, 2003, pp. 168-173.