La lisibilité du tissu :
le cas des prisenti de Gibellina

- Valeria De Luca
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      Ce procédé est suivi d’une façon très similaire pour la réalisation du prisenti de 1985 qui sera transporté dans la Procession consacrée à Saint Roch. L’espace global du prisenti – et par-là même sa propre lisibilité – est organisé en fonction du transport, de la pratique festive. Le rouge et le vert dominent le fond de manière spéculaire sur toute la longueur. En contraste, se détachent, au milieu, un cercle englobant une silhouette renversée de la Sicile, avec un bouton placé à l’endroit correspondant à Gibellina ; autour du cercle émergent plusieurs formes différentes composant un bestiaire de la Méditerranée, des dauphins, des chameaux, des gazelles, des singes ; ainsi que des vagues qui encerclent la région. La symétrie du prisenti est complétée aux extrémités par deux carrés formés chacun par une combinatoire de petits carrés (4 carrés de 3m sur 3m) en noir et blanc composant tout simplement le nom « Gibellina » disposé de manières différentes à l’intérieur du même carré. Le prisenti est enfin encadré par une série de carrés colorés se développant sur tous les côtés : en largeur, on ne trouve que des plages chromatiques, tandis qu’en longueur on peut distinguer – à bien regarder – la phrase suivante : « REALIZZATO DALLA COOPERATIVA ARTIGIANALE PROMOZIONE DELLA DONNA SICILIA GIBELLINA » d’une part et, de l’autre part, « ALIGHIERO BOETTI PER SAN ROCCO A GIBELLINA 16 AGOSTO MILLENOVECENTO OTTANTACINQUE » [29].
      Comme les images le montrent, le prisenti ne peut être perçu en sa globalité et en tant que tel qu’à condition soit d’un regard surplombant, soit précisément d’un regard en mouvement, bougeant en même temps que lui pendant la Procession. Même lors de l’exposition de Palerme, les prisenti placés à l’horizontale n’étaient appréciables qu’en faisant leur tour, ou bien ils étaient accrochés au mur, c’est-à-dire figés et détachés totalement de leur position originaire. La nécessité de parcourir, d’être-avec le prisenti comme seule condition de visibilité, implique une distension temporelle par rapport à la lecture « graphique » : de près, ce sont les détails qui priment et l’émersion lente et mouvante des lettres. Même si le contraste entre le noir et blanc des carrés et le rouge et le vert du fond permet l’immédiate distinction des plages de deux côtés, la combinatoire interne à chaque carré brouille chromatiquement le repérage de l’ordre de lecture ainsi que la détermination même du toponyme. Ce n’est que de loin, lorsque le prisenti est déposé dans l’église à la fin de la Procession, que les acteurs, redevenus spectateurs, peuvent apprécier la totalité des carrés et du cadre, exception faite pour la partie restante du public qui accompagne en marchant le prisenti à une distance variable de celui-ci. De la même manière, l’identification des deux phrases brodées sur les deux côtés n’est possible qu’en faisant des allers-retours avec le prisenti : l’emploi intensif de contrastes chromatiques vifs ne permet de prime abord que la distinction de formes géométrisantes qui recèlent, puis décèlent, les lettres.
      Du reste, il ne pourrait pas en aller autrement : l’insertion et le tissage de formes/figures textuelles est en premier lieu inédite par rapport aux prisenti traditionnels ; en deuxième lieu elle est certes réflexive, voire autoréflexive, dans la mesure où, ce sont les mêmes brodeuses qui tissent ce qu’elles vivent quotidiennement dans le processus de fabrication qui, lui également – rappelons-le – une partie du processus de reconstruction collective de Gibellina. En troisième lieu, les prisenti, bien qu’ayant été exposés à la Biennale de Venise, n’ont pas fait l’objet par la suite d’expositions personnelles de chaque artiste : l’ensemble fait désormais partie de la collection du Musée d’Art Contemporain de Gibellina. En d’autres termes, les éléments textuels – qui sont eux-mêmes des plages du maillage global des prisenti – ne peuvent avoir de facto une fonction ni d’ancrage, ni rhétorique, faute de redondance ; ils ne peuvent pas non plus avoir une fonction didascalique, en ceci que les carrés « Gibellina » agissent en tant que tels comme voix et sceau dramaturgique et, de la sorte, l’indication temporelle est consubstantielle à l’acte et au vécu. Par conséquent, demandant un effort lui aussi temporel de figuration, ces éléments – tout comme les tissages calligraphiques qui requièrent un travail préalable sur la langue – ne peuvent qu’avoir une valeur mémorielle des pratiques afférentes et du lieu en sa globalité. C’est entre le maillage, entre les couleurs que le tissu se rend lisible comme l’enveloppe historique de la reconstruction de la nouvelle Gibellina.
      A cet égard, les inscriptions présentes dans les deux autres prisenti, celui de Boero et de Rotelli prennent une valeur similaire. Dans le premier cas, c’est une topographie de l’habitat qui est dressée, car les plages réservées aux noms des rues ne sont compréhensibles qu’en relation avec les entours chromatiques correspondant très probablement aux différents monuments et œuvres disséminés partout dans la ville nouvelle pendant la reconstruction. Aussi, dans le cas de Rotelli, la ligne d’écriture qui compose la phrase « L’azione dello spirito infranga la durezza dei cuori » [30], émerge du fond coloré qui garde un mouvement allant d’un centre à la périphérie ; les lignes, à la fois angulaires et « molles », renforcées par les flèches parsemées dans les interstices entre les mots, gardent en effet un double statut, se font écriture tout en ne cessant pas d’être ligne, demandant aussi dans ce cas un déplacement continu afin de reconstituer l’intégralité de la phrase et la direction de lecture.

 

La praxis ou l’alliance tissée entre texte et image

 

      Finalement, comme nous avons cherché à le montrer au fil de ces pages, les prisenti semblent se rapprocher plus de la notion ingoldienne de chose que de celles d’objet, voire d’œuvre, et ce compte tenu du statut artistique qu’ils ont assumé dans le temps. En effet, la dépendance de la ligne des tapisseries et des broderies laissent penser autrement les relations entre matière et forme et, par conséquent, la nature même d’un artefact. A ce sujet, l’anthropologue Tim Ingold a souligné à plusieurs reprises l’importance de remplacer le traditionnel modèle hylémorphique, à la base du renouveau du thème de la matérialité en anthropologie et en histoire de l’art, avec un modèle écologique capable de rendre compte des processus de formation et de travail conjoint entre différentes matières dans et avec un même environnement. C’est à partir de cette position épistémologique que la ligne génère non pas des objets mais des choses. Pour le dire brièvement, le maillage (meshwork), c’est-à-dire l’entrecroisement des lignes qui suivent les mouvements des matières et des agents, permet d’identifier la composition d’ensembles qui ne sont pas figés à jamais, mais qui, en revanche, sont susceptibles de se modifier au gré des habitudes et des usages, des changements environnementaux, des interactions avec d’autres choses et d’autres corps. Ainsi conçu, le maillage s’oppose au réseau, ce dernier prévoyant des points de passage déterminés en premiers et n’exploitant la ligne qu’en tant que ligne de connexion. Inversement, les lignes dont parle Ingold, c’est-à-dire des lignes qui ne séparent par l’action de l’acte, le geste de la chose, le projet du résultat,

 

ne sont pas des connexions. Elles ne vont pas de A à B, ou vice-versa. Elles passent entre des points sans rien relier (…) La chose, elle, n’est pas constituée d’un seul fil, mais d’un assemblage de fils de vie. Mais si tout est constitué d’un assemblage de lignes, qu’advient-il alors du concept d’“environnement” ? Que signifie l’environnement dans l’ESO [environnement sans objets] ? Stricto sensu, un environnement est ce qui entoure une chose ; mais on ne peut rien entourer sans former une barrière, convertissant ainsi les fils sur lesquels la vie se déroule en frontières qui l’enferment (…) Une meilleure approche consisterait peut-être à s’imaginer (…) face à une rive envahie de plantes et de buissons. Les faisceaux fibreux des plantes et des buissons s’entremêlent, formant un dense tapis végétal. Ce que l’on a pris l’habitude d’appeler “l’environnement” réapparaît sur cette rive comme un immense entremêlement de lignes. Un entremêlement qui n’est pas formé pas des points reliés entre eux, mais par des lignes entrecroisées. Il ne s’agit pas d’un réseau, mais d’un maillage [31].

 

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[29] « Réalisé par la coopérative artisanale promotion de la femme Sicile Gibellina » et « Alighiero Boetti pour la Saint Roch à Gibellina le 16 août mille neuf cent quatre-vingt-cinq » (nous traduisons).
[30] « Que l’action de l’esprit brise la dureté des cœurs », la phrase est du Pape Jean XXIII.
[31] T. Ingold, « La vie dans un monde sans objets », Perspective. Actualité en histoire de l’art, n° 1, 2016, p. 18.