
« Comme des courants d’air et de soleil ». 
    Les images  proustiennes du quotidien dans 
    All the Vermeers in New York de Jon Jost
    et La Captive de Chantal  Akerman
    - Thomas  Carrier-Lafleur et Guillaume Lavoie
  _______________________________



Figs. 6, 7 et 8. J. Jost, All the Vermeers in New York, 1990 

Fig. 9. J. Jost, All the Vermeers in New York, 1990 

      Les visites hebdomadaires de Mark dans les musées  new-yorkais sont les équivalents de l’étude sur Vermeer que Swann se charge en  vain de terminer : participant d’un champ affectif espéré et parfaitement  différent de celui qu’il vit ordinairement, elles viennent approfondir le  personnage, le transformer en expert, en spécialiste. Néanmoins, elles  désignent aussi une espèce de fêlure de son être, qui, comme pour Swann, le  mènera à sa perte. Son contact passionné avec la mystérieuse beauté des  tableaux de Vermeer est ainsi le seul moyen par lequel Mark parvient à  retrouver l’ordinaire dans ce New York déshumanisé, mais, comme pour Bergotte,  un tableau en particulier s’impose à lui comme l’élément en trop qui fera  basculer la « céleste balance » : le Portrait d’une jeune femme. A la fin du film, tandis qu’il revit  les derniers instants de Bergotte jusque dans leur détail, Mark trouve en effet  la mort dans la « pièce Vermeer » du Metropolitan Museum of Art. Au  début du film, c’est dans cette même pièce qu’il fait la rencontre d’Anna, dont  il ne peut s’empêcher de remarquer la fulgurante ressemblance avec la jeune  femme peinte par Vermeer dans ce tableau, qui illumine sa vie tel un nouveau  pan de mur jaune. Entremêlant les destins de Swann et de Bergotte, Jost utilise  le texte proustien pour réfléchir aux conditions de la vie moderne, au monde de  l’art et, surtout, au rapport du cinéma avec l’ordinaire et l’authentique (figs. 6, 7 et 8).
      Anna occupe l’autre rôle d’importance dans All the Vermeers in New York. Jeune  Française également ambitieuse, elle est venue à New York pour tenter de  devenir actrice, mais cet espoir va rapidement s’éteindre. Tout comme Mark se  désintéressera de son travail de courtier, Anna est d’emblée aussi présentée  comme désillusionnée par son emploi du temps. Dans l’une des premières scènes,  elle avoue se sentir perdue et elle pense abandonner le monde du théâtre. Ne  sachant plus comment meubler son temps, Anna, comme Mark, visite elle aussi  l’exposition hollandaise au Metropolitan Museum of Art et elle sera également  fascinée par les tableaux de Vermeer. C’est dans ce contexte de perte des  valeurs et de recherche d’authenticité que se produira la rencontre entre Mark  et Anna. Comme Swann avec Odette, Mark tombe immédiatement amoureux d’Anna en  raison de sa ressemblance avec le tableau que celle-ci est en train de  regarder, soit, précisément, le Portrait  d’une jeune femme. Le désir mimétique qui causera la perte du personnage  proustien est reproduit ici : Mark tentera de s’approprier Anna, d’en  faire son œuvre d’art. Comme le héros envers Albertine – et, on le verra, comme  Simon envers Ariane chez Akerman –, il tentera d’en faire sa captive, de  l’amener dans son musée intérieur.
      Dans une  scène clé du film, Mark propose à Anna de tout abandonner pour venir vivre clandestinement  chez lui :
I want to make a little proposition to you. Why don’t you get rid of all of your friends ? Make a phone call, call them up, and just before you say goodbye to them, have them pack all of your stuff, I’ll send a car over and we’ll pick it up, and we’ll get all your crap into here. I’ll tell you something: I’m sick of this place looking so clean. Why don’t you move in up here ? We’ll hide out, we won’t tell anybody where we are. This is it: I won’t go to work, I won’t go back into that crap hole pit of God-knows-what. We’ll stay up here and we’ll just have a party. What do you say?
L’appartement de Mark est une sorte de nid d’aigle,  d’où l’insistance avec laquelle il dit « up here ». Il expliquera l’avoir choisi, car la vue d’une des  fenêtres crée le parfait simulacre d’une rue européenne : « This is a key view. This is unbelievably great. You can look up, on a  tenth floor and see something that looks like street-level Europe. All it needs  is some gargoyles. It’s just like a European street, street-level, you’re  walking along some little gothic boulevard in Bruxelles or France ». Accentuant le désir  mimétique et la fuite dans le monde de l’art, l’intérieur de  l’appartement est également rempli d’objets qui incarnent le grand art du  passé : un tableau sur le mur représentant un temple grec, des partitions  de musique classique en guise de tapisserie dans un secrétaire, etc. A cela  s’ajoutent aussi des signes d’enfermement, dont les barreaux des fenêtres qui  rappellent ceux d’une prison, ainsi qu’un revolver déposé à côté d’une statue.  C’est donc dans ce refuge du temps moderne que Mark essayera de faire d’Anna sa  prisonnière. En conflit avec la ville qu’il habite et la  profession qu’il exerce, Mark est tenté de reproduire et d’habiter l’art du  passé. Qu’Anna, une Européenne de surcroît, représente pour lui l’incarnation  vivante de la jeune femme d’un tableau de Vermeer l’incite à passer du désir à  l’acte. Au même titre que sa passion de la peinture  hollandaise ne peut remédier complètement aux désagréments de la vie moderne,  l’amour de Mark pour Anna – quoique sincère – incarne néanmoins une  autre limite, où Vermeer est à nouveau le signe d’un échec. Comme Odette et,  dans une certaine mesure, comme Albertine, Anna ne sera momentanément avec Mark  que pour son argent, afin de rassembler les fonds nécessaires pour prendre la  fuite vers la France, retrouver sa famille et son petit ami (fig. 9).
      Ce refus d’Anna signera la fin de Mark, confirmant  ainsi l’inévitable : contrairement à ce que laissent voir les apparences,  il n’est pas un personnage de ce monde moderne fait de simulacres. Non  seulement est-il pris dans un désir mimétique, mais il est aussi passéiste.  Alors que New York s’extasie devant les merveilles que l’avenir réserve et les  nouveautés qui sont en train de prendre forme, le regard de Mark est  entièrement tourné vers les artefacts du passé. Sans doute échangerait-il tout  Wall Street pour quelques courants d’air du temps de la vieille Europe. Sa  rencontre avec Anna symbolisait justement sa dernière chance de rédemption, sa  possibilité d’emmurer le passé vivant en le rendant prisonnier. Proustien, Mark  le sera jusque dans sa mort : après une journée au travail difficile où le  marché boursier s’est écroulé, Mark, désespéré, se rend à nouveau au  Metropolitan Museum of Art. Devant le Portrait  d’une jeune femme, qu’il scrute longuement, il sera atteint d’une  hémorragie cérébrale. En pleine agonie, il aura le temps de téléphoner à Anna,  qui est sur le point de s’envoler pour Paris. Elle ne peut lui répondre, mais  écoutera son message, dans lequel il lui demande de le rejoindre à  « leur » salle des Vermeer, comme Swann parle à Odette de  « leur » sonate (fig. 10).
