Sergueï Paradjanov : entre l’autovisualisation
et l’autonarration
- Tigran Amiryan
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résumé
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Fig. 1. S. Paradjanov, L’Oiseau de nuit
de Tarkovski
, 1987

Fig. 2. Rapport spécial du KGB, 1965

Fig. 3. S. Paradjanov, Les Chevaux de feu, 1965

      Le présent article a pour but d’étudier les œuvres cinématographiques et autobiographiques du réalisateur Sergueï Paradjanov (1924-1990) et d’y révéler la part de l’autofiction, qui ne recouvre pas l’autofiction homonymique, mais plutôt l’autofiction allusive [1]. Avant de procéder à l’étude des méthodes et des moyens de l’autonarration dans l’œuvre de Paradjanov, il est nécessaire de donner quelques détails sur le milieu de vie du metteur en scène, ainsi que sur le contexte professionnel au niveau mondial dont il a été exclu à cause de faits biographiques et historiques bien connus, dont le Rideau de fer. De nombreux artistes et écrivains soviétiques n’avaient pas la possibilité de suivre les nouvelles tendances artistiques et théoriques : parmi elles, le changement de statut de l’auteur (Barthes) suivi du changement concernant le texte autobiographique et l’écriture de soi dans les années 1960-1970. Toutes les modalités, les hypothèses et les innovations (autonarration, autofiction, écriture de soi, roman du je etc…) se sont développées parallèlement aux nouvelles visions de l’art photographique [2] et cinématographique [3]. L’intérêt pour le genre autobiographique, dans la culture occidentale en général et en France plus particulièrement, s’est régénéré jusqu’à la fin des années 1970. Fils de Serge Doubrovsky a été publié en forme d’un roman-réplique et s’est opposé aux concepts de Philippe Lejeune qui a essayé de structurer la littérature autobiographique. La fiction dans l’autobiographie et surtout l’autofiction a engendré un nouveau genre à plusieurs dimensions dans les milieux des écrivains [4], des photographes, des cinéastes… [5]

 

Ecrire la réalité

 

      Pendant cette même période, les écrivains et les artistes soviétiques traversaient un moment difficile, une vie absolument différente et même extrêmement opposée à celle de leurs collègues occidentaux. Si le père de Fils avec sa préface ouvrait une nouvelle plateforme pour la fictionnalisation de soi et de la réalité personnelle (à travers les expériences politiques, sexuelles, corporelles, sociales etc.), les auteurs soviétiques se voyaient dans l’obligation d’écrire une autre réalité, de parler du triomphe communiste. Cette contrainte d’écrire la réalité uniquement dans le contexte de la politique socialiste faisait de l’écriture autobiographique une forme littéraire dangereuse pour la vie même des auteurs. Ce n’est qu’à partir de 1990 que les noms de ces artistes ont été reconnus grâce à la révélation du Journal de Tarkovsky [6], de la Confession et des Lettres du prisonnier de Paradjanov ainsi que nombre d’autres textes dans lesquels il mettait au jour une réalité non censurée, une réalité plus que réelle (fig. 1).
      Les cas d’isolement et de solitude étaient assez fréquents pour les artistes au cours du XXe siècle, sous le régime russo-soviétique [7]. Nombreux étaient les artistes qui créaient leurs œuvres tout en étant coupés de tout, dans l’ignorance absolue de ce qui était la contemporanéité de leur époque. Pourtant, aujourd’hui on peut parler de l’expérience autofictive de Sergueï Paradjanov ou analyser ses œuvres dans le cadre du paradigme postmoderne qu’il a donc expérimenté intuitivement. Malgré sa situation historique, Paradjanov (à l’instar d’Andreï Tarkovski, de Kira Mouratova etc.) a créé des œuvres en conformité avec les critères de l’époque et de ses confrères occidentaux.
      Paradjanov est désormais bien représenté dans la culture contemporaine. Il en est l’une des figures de proue, et, certainement, le plus célèbre des cinéastes caucasiens, l’un des auteurs de la culture ukrainienne, arménienne et géorgienne. Cette image de maître fut imposée par les médias des pays postsoviétiques, dans le cadre de leurs programmes de décolonisation. A cette époque, à quelques exceptions près, les critiques sur l’œuvre de Paradjanov la présentaient à la lumière du discours nationaliste [8] ou encore des appropriations mythiques ou mythologiques. Par ailleurs, il est important de noter que l’image du cinéaste tel que nous la connaissons aujourd’hui est non seulement le résultat de la critique mais surtout de son autofiction. Aujourd’hui, on peut constater que Paradjanov est une figure de l’auto-représentation et de l’auto-imagination qu’il explore dans ses fictions et dont s’inspirent ses stratégies artistiques et politiques. Pour décrire la réalité dans laquelle Paradjanov a vécu et œuvré, nous devons nous référer à ses textes, puisqu’ils représentent au mieux cette réalité.

De l’ethnographie cinématographique à l’autofiguration

      Le metteur en scène est devenu célèbre en 1965 [9], après la présentation au grand public de son chef-d’œuvre Les Chevaux de feu. Malheureusement, cela a marqué non seulement le début de sa célébrité, mais aussi celui des événements tragiques qui ont jalonné sa vie (fig. 2). Il a été arrêté en 1977 car dans cette fiction il expose ses idées politiques [10] stratégiquement importantes pour sa vie et ses œuvres cinématographiques. Peu de temps avant le tournage des Chevaux de feu, en 1962, Paradjanov a divorcé de sa deuxième femme Svetlana Cherbatiouk, une actrice ukrainienne. En 1950, il s’était déjà marié, avec Nigyar Kerimova, assassinée par ses parents pour avoir uni sa vie avec un chrétien alors qu’elle était musulmane.
      Le sujet du récit de Mykhailo Kotsiubynsky dont Paradjanov se sert comme base du scénario de son film, reprend d’une certaine manière ces événements biographiques. Kotsiubynsky a écrit ce récit au début du XXe siècle (publié en 1910) lors de son retour d’Italie en Ukraine, avec une petite escale dans les Carpates. Dans cette œuvre, dont la forme est celle du réalisme ethnographique, l’écrivain retrace la vie des houtsoules, une population ukrainienne, tout en racontant une histoire d’amour tragique. Ivan et Maritchka, issus de familles ennemies, tombent amoureux dès leur enfance et poursuivent leur relation jusqu’à la mort par hasard de Maritchka. Quelques années plus tard, le personnage principal épouse une autre fille, Palagna. Mais cette fois-ci, il se marie plutôt pour accomplir son rôle dans cette société fermée. Toutefois, il continue à se souvenir de son premier amour et n’arrive pas à être heureux avec Palagna (fig. 3). Après toutes ses souffrances, ce n’est que dans la mort qu’il retrouve la paix.


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sommaire

[1] Isabelle Grell parle dans son ouvrage d’« une école moins restrictive de l’autofiction ». Elle mentionne une multitude d’auteurs contemporains qui n’adhèrent pas au principe d’homonymie entre l’auteur, le narrateur et le personnage principal, mais créent une écriture de soi bien fictive (I. Grell, L’Autofiction, Paris, Armand Colin, 2014, p. 44).
[2] Voir D. Meaux, J.-B. Vray (dir.), Traces photographiques, traces autobiographiques, Saint-Etienne, Publications de l’université de Saint-Etienne, CIEREC, Travaux 114, « Lire au présent », 2004.
[3] G. Coutagne, « Je suis au cinéma : l’imaginaire autobiographique du film », Cahier Louis-Lumière, n°8, 2011, pp. 73-78.
[4] Voir J. de Bloois, « The artists formerly known as... or, the loose end of conceptual art and the possibilities of “visual autofiction” », Image [&] Narrative [e-journal], 19, 200 (consultée le 22 août 2018). Dans cet article l’auteur fait une analyse approfondie des rapports du texte et de l’image en refusant le pacte autobiographique lejeunien et l’autofiction doubrovskienne.
[5] Voir I. Grell, L’Autofiction, Op. cit., pp. 81-93. La critique étudie les modes de l’autofiction dans la culture contemporaine, non seulement en littérature, mais aussi au théâtre, dans l’art performatif, la photographie, le cinéma...
[6] Les éditeurs ont ignoré l’existence du Journal 1970-1986 de Tarkovski non seulement à l’époque soviétique, mais aussi en Russie post-soviétique. L’écriture autobiographique du maître a été complétée et publiée sous le titre Martyrologue. Les journaux en 2008 seulement.
[7] Voir A. Ter Minassian, La Question arménienne, Marseille, Parenthèses, 1983, p. 220. C’est un fait bien connu qu’en 1980 Sergeī Paradjanov a été officiellement invité au Festival de Cannes. Cette lettre d’invitation a été interceptée par le gouvernement soviétique ; le cinéaste, une fois de plus, ne peut quitter son pays. Dans son Journal, Tarkovski décrit sa vie d’artiste identique à celle de Paradjanov. Il fait souvent remarquer que dans son pays il est considéré comme une personne n’ayant aucune importance et si, en dehors des frontières de son pays, quelqu’un demande qui est le meilleur cinéaste de l’Union Soviétique, jamais personne ne prononcera son nom. Cette idée revient assez souvent dans les pages de son Journal. Ce statut sans place et l’exil intérieur a beaucoup de similarités avec la condition de Paradjanov. Voir A. Tarkovski, Journal, Paris, Philippe Rey, 2017, p. 600.
[8] Jusqu’à présent, le fait que le musée de Paradjanov à Erevan s’est approprié une partie de la culture géorgienne reste au cœur des débats dans les médias et parmi les populations des deux pays. En 1999 une exposition collective intitulée Adieu Paradjanov a eu lieu à Erevan : les artistes et les curateurs ont essayé de séparer l’art dissident de l’art contemporain après la chute de l’URSS. D’une part, nous voyons ici le rejet de Paradjanov en tant qu’artiste arménien contemporain, d’autre part, nous constatons que les participants mettent en avant l’importance de la figure du metteur en scène car en lui disant adieu, l’art dit adieu à toute une époque. (Adieu Parajanov. Contemporary art from Armenia, catalogue d’expo, Vienna, 2003).
[9] Jusque-là, Paradjanov avait tourné des documentaires et des fictions (Conte moldave en 1951, Andriesh en 1954, Doumka en 1957, Le Premier Gars et Natalya Ushvij en 1959, Les Mains d’or en 1960, Rhapsodie Ukrainienne en 1961, Une fleur sur la pierre en 1962) qui n’ont jamais connu de succès. Mais, après Les Cheveux de feu, il a commencé à créer des films qui ont acquis une renommée mondiale dont Sayat Nova en 1968, La Légende de la forteresse de Souram en 1984, un documentaire, Arabesques sur le thème de Pirosmani,en 1985 et Achik Kérib, conte d’un poète amoureux en 1988.
[10] Pour en savoir plus, voir l’article de J.-M. Durafour, Figures botaniques et agencements politiques dans Les Chevaux de feu et Sayat Nova de Paradjanov, Revue française d’histoire des idées politiques, n° 39, 1er semestre 2014, pp. 89-106.