L’informe comme champ opératoire
de la Figure

- Macha Ovtchinnikova
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      Le diagramme deleuzien impose dans l’espace pictural une zone d’indiscernabilité comme l’accident et le symptôme deviennent des moteurs de l’informe bataillien. Cette dynamique vivante du dissemblable et de la déformation instaure le champ de l’informe où la représentation s’efface au profit de la présence, où le visible s’ouvre pour dévoiler l’invisible, le mystère. « Telle est donc bien la vertu du dissemblable : nous y partons de l’informe – l’en deçà de toute « figure » - pour transiter vers l’invisible proximité du mystère – l’au-delà de toute figure » [9].

 

Représentation et présence

 

      L’au-delà de toute figure semble renvoyer à la présence du mystère précédemment évoquée. Qu’est-ce que la présence opérée dans le champ de la dissemblance picturale ? Elle n’est pas une manifestation visible. Energie vivante, aura ou force, elle est mouvement, plutôt qu’un aspect visible et figé. Cette présence se déclare dans la force mouvante du dissemblable qui déforme la matière, le visible, le corps pour accéder à l’invisible mystère, à la « ressemblance profonde » dont parle Deleuze. Didi-Huberman prend l’exemple d’un mur traversé par un être divin.

 

[...] un vent d’invisible, un souffle d’éternité auront traversé la paroi, et comme transfiguré, intimement, l’être physique de ce mur ». Pour rendre sensible cette transfiguration à la fois physique et métaphysique, le peintre devrait disséminer, je cite, « quelques indices pour subtilement déréaliser, faire dissembler ce mur, nous montrer que l’être de ce mur a été atteint, affecté par une Altérité qui le traverse et, en un sens, le féconde [10].

 

La dissemblance altère le visible pour révéler l’au-delà de la représentation, pour rendre présent le mystère de l’Incarnation.
      Pour Deleuze, la présence dans la peinture de Bacon s’exhibe dans la représentation du corps. Mais ce corps, agité, déformé, en mouvement, est toujours en train de s’échapper vers la matière, de se détacher de sa propre représentation.

 

Toute la série des spasmes chez Bacon est de ce type, amour, vomissement, excrément, toujours le corps qui tente de s’échapper par un de ses organes, pour rejoindre l’aplat, la structure matérielle. Bacon a souvent dit que, dans le domaine des Figures, l’ombre avait autant de présence que le corps ; mais l’ombre n’acquiert la présence que parce qu’elle s’échappe du corps, elle est le corps qui s’est échappé par tel ou tel point localisé dans le contour. Et le cri, le cri de Bacon, c’est l’opération par laquelle le corps tout entier s’échappe par la bouche. Toutes les poussées du corps [11].

 

Les corps tiraillés, les corps sans organes, détachés de leur structure naturelle qui serait l’organisme, ces corps de Bacon manifestent une présence pure, intense. La dialectique de la présence et de la représentation semble affecter profondément les rapports sur lesquels repose l’image picturale. Le circuit dans lequel sont entraînés les formes, les couleurs, les lignes, les contours, les aplats, les corps, semble dévoiler un nouveau fonctionnement de l’image, un nouveau régime de l’image. Didi-Huberman appelle ce nouveau régime le « visuel », tandis que Deleuze emploie le terme de Jean-François Lyotard de « figural » [12].

 

Visuel et figural

 

      En parlant de la peinture chrétienne, Georges Didi-Huberman circonscrit la notion de visuel comme un fonctionnement esthétique et politique de l’image.

 

Il s’agissait, face au judaïsme biblique, d’affirmer la visibilité de Dieu en tant que Christ, qui est à la fois Dieu en personne et image de Dieu ; il s’agissait, face au paganisme antique, d’affirmer une image qui pût échapper aux malfaisantes séductions de l’idolâtrie. Entre les deux, la problématique de l’Incarnation ouvrait l’image à un fonctionnement que l’on a ici nommé le visuel – quelque chose qui tentait de tirer le regard au-delà de l’œil, le visible au-delà de lui-même, dans les régions terribles ou admirables de l’imaginaire et du fantasme [13].

 

Régime inédit de l’image, le visuel imposé par l’exigence des thématiques spirituelles semble émaner de la matière picturale. Telle une blessure, le visuel traverse la représentation visible d’une force de dissemblance. Outil matériel, le visuel devient le support des mystères religieux : il fait advenir dans la matière une présence spirituelle. Basculant dans le régime du visuel, l’image s’ouvre à un réseau de sens multiples, d’associations infinies qui composent avec le dissemblable, la rupture, la matière brute, la couleur. La peinture de Fra Angelico « brouille l’aspect », défait l’apparence, lacère le visible pour signaler une présence divine dans la matérialité la plus manifeste du pigment, de la tâche, de la pierre du mur.
      Brouiller l’aspect pour renverser la représentation et instaurer un nouveau fonctionnement de l’image : c’est le programme esthétique de Francis Bacon tel que l’analyse Deleuze. Deleuze appelle ce nouveau fonctionnement de l’image « le figural ». L’image figurale chez Bacon refuse l’aspect figuratif, le déforme et le déchire au profit de la puissance suggestive du matériau et du corps. L’image figurale s’expulse de la logique de la représentation, du lisible, de l’intelligible pour s’inscrire dans le circuit de la matière, de la sensation de la présence. Ce fonctionnement repose sur des rapports insolites entre matières, matériaux, corps et présence.

 

On voit donc comment tout peut se faire à l’intérieur de la même forme (second cas). Ainsi pour une tête, on part de la forme figurative intentionnelle ou ébauchée. On la brouille d’un contour à l’autre, c’est comme un gris qui se répand. Mais ce gris n’est pas l’indifférencié du blanc et du noir, c’est le gris coloré, ou plutôt le gris colorant, d’où vont partir de nouveaux rapports (tons rompus) tout différents des rapports de ressemblance. Et ces nouveaux rapports de tons rompus donnent une ressemblance plus profonde, une ressemblance non figurative pour la même forme, c’est-à-dire une Image uniquement figurale. D’où le programme de Bacon : produire la ressemblance avec des moyens non ressemblants [14].

 

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[9] G. Didi-Huberman, Fra Angelico, dissemblance et figuration, op. cit., p. 88.
[10] Ibid., p. 327.
[11] G. Deleuze, Francis Bacon logique de la sensation, op. cit., p. 17.
[12] J.-F. Lyotard, Discours, figure, Paris, Klincksieck, 2002.
[13] G. Didi-Huberman, Fra Angelico, dissemblance et figuration, op. cit., p. 14.
[14] G. Deleuze, Francis Bacon logique de la sensation, op. cit., p. 101.