Quand l’informe prend forme :
les métamorphoses du mou et du visqueux
chez Antoni Tàpies et Manolo Millares

- Martine Heredia
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      Célébration du miel [23] est une œuvre de grand format (1,97 m ; 3,15 m) où le vernis se déploie en longs rubans marquant la quasi-totalité du pourtour de la toile. Sur un fond presque blanc, la dominante chromatique – l’ocre jaune – donne toute son intensité à l’œuvre. Tàpies est séduit par sa transparence qui laisse voir le support. Des plaques plus foncées montrent, par endroits, l’accumulation de matière, en même temps qu’elles révèlent la rencontre de l’obstacle et le passage du liquide au solide. Le jeu d’alternance entre ces deux états de la matière rend visible un corps informe dont les molécules glissent les unes sur les autres et qui développe sa viscosité. Ainsi, lorsqu’il coule, il avance au ralenti et toutes les formes sont envisageables : le possible prend forme. Il répond avec sa manière d’être et peut suivre son penchant naturel, s’étaler, durcir, former des bulles : il suggère, ainsi, l’indéterminé. Mais lorsqu’il se durcit, par sa consistance proche du solide, il immobilise ce qui était fluide. Autrement dit, en séchant il rassemble des éléments épars pour former un tout cohérent ; en se solidifiant, la forme s’organise et s’oppose aux formes amorphes. D’un état désorganisé, on passe à un état qui prend progressivement de la consistance, qui stabilise, tout en gardant à l’œuvre la souplesse d’une matière déformante et mouvante. Le hasard est le moteur de toutes ces constructions et, pour Tàpies, le jeu consiste à le contenir, à maîtriser ses errances, à accepter l’imprévu, dans un geste attentif à la matière, un geste qui l’accompagne. Dans la partie inférieure du tableau, une double inscription en catalan Celebració de la mel  (Célébration du miel) a été déposée, l’une au pinceau trempé dans le vernis, l’autre au crayon. Accompagnée d’une flèche et d’une croix peintes au vernis, elle signifie l’intervention de l’artiste, sa maîtrise sur la matière, en même temps qu’elle l’inclut dans le tout de l’œuvre.
      Il est intéressant de relever que le titre de l’œuvre de Tàpies ne renvoie pas au vernis mais au miel, l’autre substance visqueuse qu’évoque Sartre dans L’être et le néant. Pour le philosophe, le miel qui coule de la cuiller dans le pot « commence par sculpter la surface, se détache sur elle en relief et sa fusion au tout se présente comme un affaissement […] » [24]. Mou au contact, il donne d’abord l’impression d’un être qu’on peut posséder, que l’on peut prendre dans ses mains et de « créer un objet individuel par une création continuée » [25]. Mais il est ce visqueux qui inverse les termes parce que c’est lui qui me possède, il est cet exemple où l’en-soi absorbe le pour-soi, nous dit Sartre, parce que je ne suis plus le maître d’arrêter le processus d’appropriation [26]. Pour Tàpies, le miel n’a pas le caractère menaçant que lui prête Sartre, mais il est bien une expérience qui permet de révéler une certaine relation de l’être avec lui-même et avec le monde. Manuel J. Borja-Villel souligne que, par son titre, cette œuvre renvoie à un des Upanishads célèbre, le Brihad-Aranyaka [27], que Tàpies aurait lu et étudié, sachant l’intérêt qu’il porte à l’hindouisme. Selon cet Upanishad, il existe une densité spirituelle entre l’essence subtile de l’univers et celle des êtres qui la composent, identité qui est exprimée par le miel. Chacune des manifestations cosmiques (la terre, l’eau, le feu, le soleil, l’espace…) est assimilée au miel. Les hommes doivent reconnaître en eux ce qui les identifie avec la totalité, l’Upanishad soulignant la douceur de ce lien universel. Ajoutons à ce commentaire de Manuel J. Borja-Villel qu’en mêlant les propriétés physiques du vernis, à la composition picturale et à l’écriture qui atteste la trace de l’artiste, Tàpies médite sur la leçon contenue dans les Upanishad et rend compte, dans cette œuvre, du principe de l’unité fondamentale de toutes choses, où l’absolu et le soi (ou le moi) ne font qu’un. Ce même principe rappelle celui de Plotin, pour qui le soi, le moi, c’est le tout, c’est l’être universel. Il s’identifie non seulement au tout, mais au principe du tout, à l’énergie productive qui est informelle, exempte de détermination [28]. Il semble que Tàpies recherche cette perception fine de l’identité fondamentale de l’être, à travers la multiplicité des apparences et la variabilité des formes pour atteindre un monde où s’exprime la conscience de l’artiste, sa façon d’être au monde. A travers cette œuvre, Tàpies interroge la perception, pour nous donner à penser que la réalité n’est pas toujours celle que nous voyons et ainsi, nous conduire à voir les choses autrement. En effet, normalement, le vernis se définit comme un médium transparent. Il est en général ce qui ne se voit pas, à la limite de la visibilité, au plus près du seuil de perception le plus infime. Dans le tableau, il est sous la forme d’une absence/présence, en opposition avec les matériaux épais jusque-là employés. Le paradoxe qui en résulte est que, grâce à son extrême finesse, il permet de jouir de la matière – les pigments, les couleurs – tout en faisant oublier sa propre matière. Antoni Tàpies, lui, inverse le rapport. Le vernis n’est plus un pur revêtement technique ; en le libérant, l’artiste lui nie la transparence, lui rend sa couleur. Il en fait une substance et une image qu’il faut regarder et non plus à travers laquelle on regarde. Lorsqu’il est mêlé à la peinture, il devient une fin et non plus un moyen, dans une dialectique entre solide et liquide, entre hasard et intention, entre ordre et chaos. En se cristallisant, le vernis devient translucide et fait naître des effets de couleurs, mais c’est bien la matière elle-même qui s’assemble et s’organise. La pellicule, qui est comme une mince peau, permet le passage de l’invisible au visible, ce qui ébranle toute conception d’une matière stable et fixe. Lorsqu’elle quitte le domaine de l’invisible, la matière envahit la surface du tableau ; en libérant sa puissance d’expansion, elle libère la forme et crée des images : c’est ainsi qu’elle prend corps et s’incarne. Le tableau porte la mémoire de ce processus, entre le transparent et l’opaque, impliquant le spectateur dans le mouvement de l’œuvre, pour nous donner à voir la cristallisation de l’instant, cet instant qui en se figeant, immobilise tout et que Tàpies parvient à immortaliser.
      Le travail de Tàpies et de Millares nous le montre : l’informe a deux facettes, il est matière et principe vital. En tant que matière, il occupe l’espace, en tant que principe vital, il est créateur de formes, pulsation de la matière. En somme, l’informe est une absence de forme mais pas pour autant sa négation, rejoignant ainsi la notion plus vaste d’une poétique de l’œuvre « ouverte », telle que l’entend Umberto Eco ; l’expérience des artistes nous conduit non pas à proclamer la mort de la forme, mais à en forger une notion plus souple, à concevoir la forme comme un champ de possibilités [29]. L’image n’est donc pas en opposition à la matière, c’est-à-dire étrangère à celle-ci, mais en composition dynamique avec elle. Le fond devient forme, la surface signe, la matière devient matrice : c’est la pâte chez Tàpies, la toile à sac chez Millares. Le tableau est cet espace qui accueille et donne forme à ce qui est sans nom, ce qui n’est pas encore nommé parce qu’au-delà des mots. Par conséquent, pour répondre à la problématique de la relation entre texte et image, si l’image donne l’impression d’être absente d’elle-même, c’est pour que la peinture soit totalement elle-même ; si le tableau ne se réduit pas au réel, il ne faut pas conclure pour autant qu’il est vide d’images. Les œuvres d’Antoni Tàpies et de Manolo Millares ne racontent rien d’autre que leur faire et sont de celles qui rendent silencieux parce qu’elles invitent au dépassement, à découvrir, non à voir. De même que l’informe permet à l’artiste de reconquérir la spontanéité du geste créatif, de même il oblige le spectateur à retrouver le regard de l’innocence que la culture lui a fait oublier, celui de l’étonnement au sens où il a pour origine une nouvelle manière d’appréhender le phénomène. Dans cette mise en tension de la représentation, la matière en mouvement et l’intervention du créateur vont être le ressort de ces images autres, où le regard est relancé, où l’imagination se met en action, car ce sont bien les artistes qui modifient notre conception de la perception, qui font surgir des singularités fécondes, capables de transformer notre vision du monde.

 

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[23] Antoni Tàpies, Célébration du miel, 1989, vernis et crayon sur papier collé sur toile, H. 1,97 m ; L. 3,15 m, cat. R 5909.
[24] J.-P. Sartre, L’être et le néant, op. cit, p. 654.
[25] Ibid. p. 655.
[26] Ibid.
[27] Catalogue Célébration du miel, op. cit.
[28] K. Jaspers, « Plotin », dans Les grands philosophes, Paris, Plon, 1963, vol. IV.
[29] U. Eco, L’Œuvre ouverte, Paris, Seuil, 1979, p. 138.