Sténopéphotographie et informe :
vers la forme manquée

(Une recherche menée à partir
de la pratique plastique de l’auteur)
- Sabine Dizel
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Fig. 6. S. Dizel, Quelque chose noir (détail)

Forme manquée

 

      A l’écart des formes les plus courantes de la photographie (des images nettes, correctement exposées, donnant clairement à voir leur sujet), la sténopéphotographie participe ici d’un discours autre et tend à l’informe. La forme, sinon monstrueuse, du moins inhabituelle, des corps, des sujets ainsi photographiés, fondus, recomposés, demeure liée à une technique et à une procédure de prise de vue atypiques. Digressif, marginal, le sténopé marche ici dans les chemins de traverse de la photographie.
      Le procédé tire sa plus grande force de l’énormité de ses manques : la visée pratiquée au jugé, une définition de l’image très médiocre, des défauts dans la restitution des valeurs et des couleurs, des éclats de lumière, bref, les difficultés que rencontre l’appareillage pour restituer une image du sujet photographié. « Le mal-formé, le mutilé, le blessé, la forme déniée, déformée par la nuit, la matière qui refuse l’information : tels sont les voisinages angoissants du monstrueux qui paraissent les premiers », remarque Gilbert Lascault. Ils apparaissent comme des « formations de compromis : entre la forme achevée, parfaite et l’informe, entre la normalité et le vide » [17].
      La forme fuyante du sujet dans les sténopés emprunte à l’informe sans toutefois s’y engager entièrement. Plus intéressante devient alors l’idée d’un travail des formes, d’un processus de contestation appliqué à la bonne forme de la photographie, par quoi nous entendons les formes les plus courantes de l’image photographique. L’on cherche ainsi à interroger la forme plutôt qu’à produire des formes achevées. Cette forme, en quelque sorte manquée, se situe à mi-chemin entre la bonne forme et l’absence de forme. Elle n’est alors ni ceci ni cela et se satisfait de cette situation ouverte, intermédiaire.
      Elle apparaît comme une forme manquée du fait des dérapages qui marquent les prises de vue avec le sténopé, tel qu’utilisé ici. Les aléas du procédé permettent de petits glissements de sens, ajoutant un supplément de sens à la photographie. « Plus ça rate, plus on a de chances que ça marche », commente Jacques Rouxel [18].
      Ainsi les Shadoks espèrent-ils que les tentatives de lancement de leur fusée, toujours avortées, finiront par aboutir. Mais peut-être l’expérience leur suffit-elle, en définitive. Sans doute ne peuvent-ils s’empêcher de bien rater afin d’avoir une raison de poursuivre. Les ratés de la photographie au sténopé, quant à eux, s’ils participent des tâtonnements nécessaires à l’aboutissement de l’expérience, sont déjà une réussite en eux-mêmes. Par un curieux renversement de situation, réussir la photographie, c’est-à-dire réaliser une image bien informée et telle qu’attendue, serait en même temps la rater.
      Altérer l’image, brutaliser le sujet semble constituer une des finalités de la démarche. Il s’agit de corrompre, de gâter l’image, les photographies étant dévorées par la lumière, parasitées par la poussière, gagnées par le flou et les distorsions. L’altération de l’œuvre est mise au service d’une stratégie paradoxale qui consiste à détériorer pour améliorer, suivant l’exemple du peintre Edvard Munch appliquant à ses peintures un traitement visant à les dégrader en guise de finitions, après de longues expositions à l’air libre, par tous les temps [19]. Le peintre norvégien appelait ce traitement radical « Hestekur », un remède de cheval [20]. Le sténopé permet, lui aussi, à sa manière, d’exposer et d’affaiblir simultanément. Les défauts de la répartition lumineuse, les effets de bougé, une certaine douceur de l’image contribuent à conférer aux photographies une vibration, un aspect moelleux, plus proche d’un objet rêvé que d’une image réaliste aux contours nets, précis, durs.
      Cette idée paradoxale d’un remède destiné à dégrader pour améliorer renvoie aux contradictions inhérentes au processus de création en matière de sténopéphotographie. Bricoler des camerae obscuræ revient à chercher un remède à l’excès de réalisme, aux perfectionnements techniques de la photographie, dans le désir d’obtenir des images mal fichues. Dans ce contexte, dégrader l’image et l’appareillage vise l’irruption de la rêverie dans la photographie. Des imperfections du dispositif aux maladresses volontaires de l’opérateur – un protocole de prise de vue inhabituel qui tient par exemple à de longues poses tenues à main levée, des déclenchements face au soleil, des cadrages établis sans visée –, les aléas de la prise de vue participent à l’élaboration de l’image plus qu’ils ne viennent corriger ou apporter une dernière touche. Munch affirmait : « Seuls ceux qui peignent en brun et en jaune et en noir craignent un peu de saleté. Ce qu’ils ont peint eux-mêmes leur suffit sans doute » [21].
      L’intention de l’artiste, la réalisation de l’œuvre par l’artiste ne se suffisant plus, l’altération de l’œuvre par des facteurs extérieurs, hors de contrôle pour le peintre, permet en quelque sorte de donner la dernière touche et de faire basculer le sens. La part qui échappe au contrôle de l’auteur est alors susceptible de lui inspirer de nouvelles formes. Cela permet aussi de recourir à des aléas comme source d’inspiration et de revendiquer l’intervention du hasard à la manière du compositeur John Cage s’inspirant du Yi King [22] pour ses créations combinant des « Opérations du hasard ».
      En matière de sténopéphotographie, le processus de réalisation revêt une importance primordiale du fait de son aspect aléatoire et des imperfections qu’il génère. La technique utilisée éclaire le sens de l’œuvre. Les nombreux ratés concourent à la formation d’une image dont la principale qualité semble précisément être ce manque de qualité, qui nous renvoie à la figure du monstre, comme marque de l’impouvoir [23]. La survenance du monstre permet d’exprimer un refus ; elle met au jour un reniement, une impossibilité de faire ou, peut-être, de bien faire. Le manque de qualité de l’œuvre dérive des propres « démons » de l’auteur en quelque sorte piégé par sa création. Cependant « le manque est producteur » ; les faiblesses de l’œuvre servent à dénoncer ce qu’elles mettent en avant (fig. 6).

 

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[17] G. Lascault, Le Monstre dans l’art occidental : un problème esthétique, Paris, Klincksieck, 1973, p. 397.
[18] « Chez les Shadoks la situation est satisfaisante : les essais de fusée continuent à très bien rater. Car c’est un des principes de base de la logique Shadok. Ce n'est qu'en essayant continuellement que l'on finit par réussir. En d’autres termes : plus ça rate, plus on a de chances que ça marche », J. Rouxel, Les Shadoks. Pompe à rebours, Paris, Grasset, 1975.
[19] Pour mener à bien le processus de détérioration de ses peintures, Munch avait fait construire un atelier à l’air libre, bâtiment sans toit ni fenêtres. Les toiles y étaient exposées, pour certaines pendant des années, au vent, aux intempéries et aux déjections des oiseaux. Les peintures en sortaient transformées, parfois complètement ruinées. Jan Thurmann-Moe, Munchs « Rosskur », Experimente mit Technik und Material, Frankfort, Verlag, 1994, p. 4.
[20] « Roßkur » en allemand, « Hestekur » en norvégien. Remède à quoi ? « …es liegt ein harter Zug über meinen Bildern, wenn sie frisch sind » (« …  il y a quelque chose de dur dans mes peintures lorsqu’elles sont fraîches », ibid., p. 2).
[21] « Nur die die in Braun und Gelb und Schwarz malen haben Angst vor ein bisschen Dreck. Ihnen genügt vielleicht das, was sie selber gemacht haben », dans Edward Munch- Nahaufnahme eines Genies, Rolf Stenersen, 1945, cité par Jan Thurmann-Moe, ibid., p. 20.
[22] Le Livre des Mutations, recueil d’oracles chinois dans lequel John Cage trouve les bases pour élaborer des œuvres reposant sur le hasard.
[23] D’après G. Lascault, « une relecture d’Henri Michaux, centrée sur les formes monstrueuses qu’il évoque, permet de compléter cette saisie de l’œuvre d’art comme impouvoir majeur », Le Monstre dans l’art occidental, op. cit., p. 418.