Pour une esthétique du blob.
Caltiki : l’informe au cinéma

- Nicolas Cvetko
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Fig. 7. D. Medalla, Cloud Canyons:
Bubble Mobiles
, 1964

Fig. 8. I. S. Yeaworth Jr., The Blob, 1958

Fig. 9. R. Freda et M. Bava, Caltiki, il mostro
immortale
, 1959

      Il paraîtrait évident, au premier abord, de rapprocher cette nature expansive des célèbres expansions de César, flots de mousse polyuréthane répandus par l’artiste afin de créer de paradoxales sculptures, véritablement molles dans un premier temps puis figées dans leur informité dans un second. Mais bien qu’elles tendent à contrarier la catégorie esthétique que donne Clement Greenberg de la sculpture en tant qu’expression de la verticalité, ces expansions demeurent finalement, après laquage, des volumes déterminés et possiblement mesurables. Si elles évoquent la manière dont le blob apparaît – comme une masse molle abstraite – elles ne correspondent donc pas, dans leur forme définitive, au blob en tant que modus operandi de la matière, figurant, s’il figure quelque chose, ce pur opératoire de l’existence. De ce point de vue, on peut en revanche le rapprocher des expérimentations de David Medalla, notamment de sa Bubble machine (1964)  (fig. 7). Dans la mousse savonneuse, dont le « flot continu est rythmé par le crépitement très doux, presque inaudible, des bulles qui crèvent avant d’être remplacées par d’autres, ou ponctué par l’affaissement soudain, sur le sol, d’un paquet de mousse qui déborde » [11], on retrouve les caractéristiques audiovisuelles du blob en mouvement. Mais c’est surtout dans l’idée qui en est à l’origine que le blob trouve un écho. La volonté de désordre et de désorganisation témoigne d’une mutation de tout le champ des arts plastiques. Une telle machine, qui fait du hasard un opérateur d’informe, participe, au début des années soixante, à l’éclatement du corps de l’art, dont toute une part des productions abandonne alors l’œuvre-objet au profit d’un dispositif-processus, s’acheminant ainsi vers la dissolution des catégories esthétiques traditionnelles. Il ne serait donc pas absurde de voir dans cette expansion systématique du blob de la fin des années cinquante quelque chose d’iconoclaste qu’on retrouve dans l’air et dans l’art du temps, le symptôme de mutations artistiques qui lui sont strictement contemporaines – point sur lequel on aura l’occasion de revenir.

 

Une créature cinématographique

 

       Le blob est donc fondamentalement matière mais, paradoxalement, condamné à la planéité de l’écran. Il s’agit d’une créature proprement cinématographique, un volume qui ne s’est jamais mieux déployé qu’entre les quatre bords de l’image, quitte à la déborder, à jouer du hors-champ. Si le blob aspire à faire corps, c’est avec l’écran qu’il peut le faire. Non seulement il paraît n’être que matière (en mouvement) mais il a aussi à voir avec la matière même de l’image. Ce qui est tout d’abord favorisé par les jeux d’échelles employés pour la mise en scène du monstre : réaliser une prise de vue rapprochée d’un objet indéterminé et le surimprimer sur l’image d’un décor à plus grande échelle (ou faire évoluer le monstre dans une maquette – l’intention est la même) c’est allier, pour reprendre des termes de Fernand Léger sur le cinéma, d’une part « l’infini réalisme du gros plan » [12] et d’autre part « la pure fantaisie inventive » [13]. Ce qu’on pourrait traduire, en ce qui nous concerne, par un alliage du montré et du monstrueux, faisant advenir ce que Léger nomme (en 1922, à propos de La Roue, d’Abel Gance) le « fait cinématographique » [14]. Ainsi les jeux d’échelle dans Caltiki, le monstre immortel permettent d’apprécier la démesure du monstre comme sa réalité même. A l’instar d’un orteil photographié par Jacques-André Boiffard [15], comme décontextualisé, abstrait du corps humain par des zones d’ombres, il s’appréhende comme une entité autonome. Non pas comme un détail grossi mais comme un tout parfaitement monstrueux (fig. 8).
      On peut en outre percevoir le caractère, si l’on peut dire, exclusivement cinématographique du blob dans un plan du film de 1958 dont un trouve un pendant dans Caltiki. Cette image expose un fait particulièrement curieux : le monstre n’a aucune structure, aucune forme déterminée et tend à abolir toute limite avec son environnement immédiat, mais, cet être (-pour-l’) informe, a priori sans yeux, génère tout même un point de vue. Dans la scène en question, la gelée rouge s’attaque à une infirmière qui lui fait face. Le contre-champ, en légère contre-plongée, avec la masse du blob en amorce confondue avec le quart inférieur du plan de l’image, fait adopter au spectateur la place du monstre. Cette expression d’un point de vue à travers une image-mouvement, marque d’une existence proprement cinématographique, amène à réfléchir sur les limites de ce que l’image filmique peut figurer. L’apparition du blob à la limite spatiale de l’image, coupé par le bord inférieur, révèle le tiraillement entre :

      Si l’on trouve là la limite d’une possibilité de l’informe au cinéma, on note que la figure du blob est particulièrement propre à nous y mener, à la désigner, voire – pour insister sur sa nature paradoxale – à la dessiner. Cette mise en avant d’une forme au travail qui fait corps avec le plan de l’image affirme la prévalence ponctuelle du sensible, qui fait écran à la narration et l’éclipse partiellement. Certaines séquences de Caltiki, le monstre immortel entièrement conçues par Bava, d’une durée cumulée somme toute assez conséquente si on les replace dans l’économie globale du film, où l’on voit le blob se mouvoir, opérer une sorte de mitage, respirer, croître, montrent aussi que l’intrigue, bien peu consistante (il faut bien l’avouer), est parfois largement mise de côté. La séquence du développement d’un morceau de blob, rapporté dans son laboratoire par le professeur Fielding (John Merivale) et imprudemment laissé sans surveillance dans une simple boîte en verre, semble davantage tenir d’une expérimentation cinématographique que d’un développement narratif nécessaire (fig. 9). Les expériences de Fielding, absent de son laboratoire, laissent place à la séquence expérimentale du professeur Bava, qui joue avec la matière à l’écran afin de voir ce qu’il peut en être lorsqu’on fait varier les potentiomètres des projecteurs, la vitesse et l’amplitude des mouvements du monstre. Ce n’est d’ailleurs pas sans évoquer une parodie de film scientifique, comme en réalisait son père à l’Istituto Luce [16].
      Néanmoins, si l’on est sensible à la signification métacinématographique de la scène, il ne faudrait pas rapprocher trop vite la figure de ce blob d’une forme de cinéma pur ou expérimental qui se serait égarée dans un film scénarisé – cette « erreur » [17] selon Léger. C’est au contraire le scénario qui est tissé autour du monstre, qui a pour fonction d’articuler les différentes apparitions de Caltiki, dramatiquement soulignées par un même thème musical, qui survient chaque fois qu’il apparaît à l’écran. La forme classique – voire convenue – du film est ici la condition nécessaire à la manifestation informe du blob, qui introduit quelque chose de fondamentalement autre dans le cinéma de science-fiction de la fin des années cinquante, comme une déchirure dans la trame scénaristique et un débordement de et dans l’image filmique.

 

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[11] Ibid., p. 193.
[12] F. Léger, Fonctions de la peinture, Paris, Denoël, « Bibliothèque médiations », 1965, p. 161.
[13] Ibid.
[14] Ibid.
[15] Reproduction disponible sur le site du Centre Pompidou (consulté le 22 juillet 2017).
[16] Voir J.-L. Leutrat, « Mario Bava, libre artisan du cinéma de la peur », dans J.-L. Leutrat (coord.), Mario Bava, Liège, Editions du CEFAL, 1994, p. 125.
[17] « L’erreur picturale, c’est le sujet. L’erreur du cinéma, c’est le scénario » : « Peinture et cinéma », dans F. Léger, A propos de cinéma, Paris, Séguier, « Carré ciné » n°11, 1995, p. 30.