Donner forme à l’indicible : la monstruosité
lovecraftienne selon Alberto Breccia

- Charles Combette
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résumé
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      Lorsqu’il se lance, en 1973, dans l’adaptation en bande dessinée des récits horrifiques d’Howard Phillips Lovecraft [1], Alberto Breccia n’est plus un débutant, loin de là. Sa carrière, commencée à la fin des années 1930, est déjà prolifique. Ayant essentiellement travaillé en Argentine, notamment avec son compatriote et scénariste fétiche Héctor Oesterheld, ses productions jouissent aussi d’un rayonnement international ; il est publié en Europe, en France bien sûr, mais aussi au Royaume-Uni et en Italie. Dans le cadre de cet article, nous n’allons pas nous attarder longtemps sur la biographie de cet auteur. Rappelons simplement qu’Alberto Breccia est issu du milieu ouvrier de Buenos Aires et qu’ayant été ouvrier lui-même dès l’adolescence, il a trouvé dans l’illustration un moyen d’échapper à de dures conditions de travail. Ces origines n’ont sans doute pas été sans influence sur ses engagements idéologiques aux côtés d’Héctor Oesterheld, tels qu’ils apparaissent dans sa biographie d’Ernesto « Che » Guevara [2] publiée en 1969 ou dans la critique, sous-jacente dans la plupart de ses travaux, des militaires et du régime qu’ils contrôlent même si elle se déploie sous une forme volontairement codée ou allégorique [3]. La pratique du dessinateur quant à elle s’est construite en plusieurs temps. D’abord sous l’influence des strips américains, ceux de Milton Caniff notamment, ensuite par la rencontre d’auteurs italiens venus s’installer en Argentine et parmi eux Hugo Pratt notamment. L’art de Breccia est ainsi à la confluence de sources diverses.
      Ces quelques éléments biographiques au sujet d’Alberto Breccia étant posés, focalisons-nous maintenant sur sa façon particulière d’aborder le médium bande dessinée. S’il est un mot qui paraît adapté à la décrire, c’est celui d’expérimentation. En effet, au cours de sa carrière, Breccia n’a jamais cessé de faire évoluer son travail, parfois de façon radicale. Il est loin d’appartenir à la catégorie des auteurs qui peaufinent un style album après album, comme peut l’être Hergé dans un genre très différent. Bien au contraire, à partir des années 1960, chaque nouveau récit est le moyen pour Breccia d’explorer les limites de son art, de jouer avec la figuration et d’introduire dans sa pratique de nouveaux procédés graphiques, parfois inédit en bande dessinée. Comme il le déclare lui-même :

 

Pendant des années, j’ai fait des efforts terribles pour donner forme à mon style et, finalement, je me suis rendu compte que ce style n’est rien de plus qu’une étiquette qui ne sert à rien. Le dessin est un concept, qui n’est pas une marque (…)
Pourquoi dois-je continuer à dessiner tout le temps de la même façon ?
Quand je dessine, je suis toujours moi-même, je change seulement les signes avec lesquels j’exprime un concept. Avoir un style personnel, ce type de sceau de garantie, c’est simplement s’arrêter à l’endroit où nous atteignons le succès [4].

 

      Ce rejet du style affirmé par Breccia permet de mieux comprendre son œuvre. Réduit à une étiquette, Alberto Breccia déconnecte le style de ce qui lui est traditionnellement lié, c’est-à-dire la singularité d’un auteur qui s’exprimerait à travers lui. Le style n’est pas ici l’incarnation d’une identité, d’une personnalité. Au contraire, en l’associant à un « sceau de garantie » et au « succès », il déplace les fondements du style vers le public ; ce sont les lecteurs qui, reconnaissant par l’achat l’intérêt d’un style, valident celui-ci et le font continuer à exister, l’auteur suivant cette reconnaissance, qu’il a parfois longtemps cherchée, ne fait alors que reconduire ce que souhaite son public. Ce faisant, il risque alors, s’il en reste là, de se figer dans une identité qui de plus en plus appartiendra à son passé et ne sera donc plus lui, mais quelque chose qui ne sera plus qu’« une marque ». Ce rejet du caractère commercial du travail artistique est intéressant en ce qu’il rompt avec l’idée, habituelle, que le style est le moyen de résister au commerce, qu’il est gage d’authenticité. Pour Breccia, au contraire, le style peut très bien devenir artificiel et mécanique s’il consiste à « dessiner tout le temps de la même façon ». L’individu étant mouvant, pourquoi le style serait-il fixe ? Et en même temps l’individu étant toujours le même, il peut très bien changer de style sans que soit remis en cause le dessin comme concept. C’est donc par crainte de se dénaturer en s’accrochant à un style, et pour exprimer les concepts les plus divers, que Breccia veut expérimenter, au point que ce renouvellement permanent est devenu l’une des caractéristiques principales de son œuvre, celle qui paradoxalement fait de lui un auteur singulier dans le paysage des dessinateurs de bandes dessinées. Notons aussi que, dans ce court passage, Alberto Breccia prend également acte du caractère conventionnel de la figuration, sa nature de « signe ». Il est donc logique que le style ne soit pour lui qu’un outil, un moyen qui doit s’adapter à ce que l’auteur veut exprimer. Aussi, celui-ci peut-il très bien être poussé dans ses retranchements, jusqu’à l’informe parfois (en intégrant des procédés qui produisent du hasard par exemple) si ce qu’il s’agit d’exprimer est conceptuellement hors du figurable, comme ce qui est décrit dans les textes de Howard Phillips Lovecraft.
      C’est bien pour cela qu’il en vient, au début des années 1970, à adapter une sélection de nouvelles du « reclus de Providence » pour la revue italienne Il Mago, trouvant justement dans celles-ci un matériau de départ propice à l’expérimentation formelle [5]. Il faut dire que les nouvelles lovecraftiennes posent un problème à tout dessinateur qui voudrait les traduire en images. Les écrits de Lovecraft répètent en effet à l’envi que ce dont ils nous parlent est indescriptible, qu’il n’est pas possible de donner par la langue une représentation de ce qui est perçu par leurs narrateurs. La source de cette impossibilité serait à chercher soit dans une défaillance intrinsèque du langage, incapable de correspondre adéquatement à ce qu’il veut décrire, soit dans l’incompatibilité entre la nature des monstres, provenant d’autres dimensions, et celle de notre monde. L’impression que le langage échoue est renforcée par le défaut, sciemment orchestré par Lovecraft, de description d’ensemble ; les détails abondent, mais la forme générale échappe au lecteur. Ne subsistent alors, dans son esprit, que quelques impressions incertaines. Les narrateurs eux-mêmes, contemplant la monstruosité, la désignent comme indescriptible, inaccessible au langage ou hors du champ des perceptions humaines [6]. Pourtant, cet « indicible » n’est en général que très relatif. En effet, immédiatement après l’avoir exprimé, les narrateurs des nouvelles de Lovecraft parlent des créatures qui les tétanisent avec un luxe de détails qui fait douter de leur caractère indescriptible. Il faudrait donc plutôt parler d’une impression d’indicible, impression produite par les choix littéraires lovecraftiens, voire d’un effet d’indicible [7].
      Pour le dessinateur, le défi est donc le suivant : comment donner par l’image un équivalent de cette impression d’indicible ? Comment représenter l’impossibilité de la représentation ? Comment faire sentir visuellement ce sentiment qu’il est impossible de percevoir ? Deux façons d’envisager le travail à partir du texte lovecraftien semblent a priori possibles : soit tenter d’illustrer ce matériau de départ au plus près du texte, en retranscrivant au maximum tous les détails, soit éviter de montrer ce qui est supposément indescriptible. Mais, dans les deux cas l’effet lovecraftien sera perdu : pas d’impression d’indicible si l’on voit tout, pas plus si l’on ne voit rien. Confronté à ce problème, Alberto Breccia prend une autre voie, celle qui questionne les limites de la figuration en bande dessinée.

 

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[1] En France, ces adaptations ont été éditées en premier lieu dans Metal Hurlant entre 1978 et 1979, elles ont ensuite été rééditées dans le recueil Les Mythes de Cthulhu, Paris, Rackham, 2008 (hélas sans pagination).
[2] H. G. Oesterheld et A. Breccia, Che, Bruxelles, Fréon éditions, 2001.
[3] Lire à ce sujet P. Marcelé, « Alberto Breccia, "l’humoriste sanglant" », Médiation et Information n°26, Poétique de la Bande Dessinée, Paris, L’Harmattan, 2007 (consulté le 22 juillet 2017).
[4] Ombres et Lumières (entretiens avec Latino Imparato), Paris, Vertige Graphic, 1992, p.26.
[5] « Comme lecteur, les faveurs de Breccia allaient plutôt aux romans populaires et aux feuilletons, dont il collectionnait les vieilles éditions espagnoles. Mais lorsqu’il s’agissait de choisir un texte à adapter, le moins qu’on puisse dire est que, loin de céder à la facilité, il montrait une prédilection pour des textes dont la transposition poserait nécessairement problème », Th. Groensteen, « Breccia face au défi du texte », Neuvième art 2.0 (consulté le 22 juillet 2017).
[6] Que l’on pense à la cité de R’lyeh, où hiberne le terrible Cthulhu, constituée d’espaces à la géométrie non euclidienne, lieu déstabilisant où ce que l’on voit ne respecte pas les lois de la perspective. Que l’on pense aussi à la couleur tombée du ciel qui, dans la nouvelle du même nom, se situe hors du spectre visible.
[7] Nous imitons ici le terme « effet de réel » inventé par Roland Barthes dans son article éponyme.