Les illustrations des Illuminations d’Arthur
Rimbaud par Roger de La Fresnaye

- Taniguchi Madoka
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résumé
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Fig. 1. Anonyme, Roger de
La Fresnaye
, 1920

Fig. 2. R. de La Fresnaye, Nature morte aux
trois anses
, 1912

Fig. 3. R. de La Fresnaye, La Conquête
de l’air
, 1913

      Une image créée pour un texte littéraire, une illustration, est-elle nécessairement subordonnée au texte ? Dans son étude sur le lien entre poésie et peinture depuis la fin du XIXe siècle, Yves Peyré remarque qu’à partir de 1909 surtout, les peintres s’essaient au « livre de dialogue » qui se distingue essentiellement des simples livres illustrés [1]. Nous voudrions nous pencher dans cet article sur un projet inachevé et peu connu d’illustration des Illuminations d’Arthur Rimbaud par le peintre cubiste Roger de La Fresnaye. Il ne s’agit pas seulement d’une « illustration » au sens d’accompagnement d’une œuvre littéraire par une image, mais plutôt d’une tentative de traduire le langage poétique de Rimbaud par le langage plastique. Nous rappellerons la genèse du projet, avant de replacer l’interprétation des Illuminations par La Fresnaye dans le contexte contemporain, et d’analyser la correspondance que le peintre propose entre langage poétique et langage plastique.

 

La genèse du projet

 

      Roger de La Fresnaye (1885-1925) (fig. 1) est né au Mans, au sein d’une famille aisée. Après des études à l’Académie Julian, à l’Ecole des beaux-arts et à l’Académie Ranson, où il suit l’enseignement de Maurice Denis et de Paul Sérusier et découvre Gauguin, il subit l’influence décisive de Cézanne. Le jeune peintre lie les idées héritées de Cézanne aux principes du cubisme, qui commencent à s’imposer dans l’avant-garde picturale. Il élabore son propre cubisme cézannien en 1911 et 1912, en s’écartant du cubisme orthodoxe par son recours à des couleurs radieuses [2]. De 1907 à 1914, La Fresnaye figure dans plusieurs manifestations collectives du mouvement cubiste ; il participe au Salon des indépendants de 1910 à 1914, au Salon d’automne de 1910 à 1912, à l’exposition de la Section d’or en 1912, ainsi qu’à d’autres. Nous pouvons citer parmi ses œuvres principales Nature morte aux trois anses (1912) (fig. 2) et La Conquête de l’air (1913) (fig. 3). Dans son compte rendu de l’exposition du peintre à la galerie Levesque à Paris du 20 avril au 3 mai 1914, Gustave Kahn le considère comme l’un des plus doués du mouvement cubiste [3]. Bien que largement oublié de nos jours, La Fresnaye fut reconnu à son époque comme l’un des acteurs principaux de l’avant-garde picturale.
      La Fresnaye était un peintre intellectuel, qui s’interrogeait sur la peinture et l’acte pictural, et savait exercer un regard critique sur ses œuvres. Ses tableaux sont souvent considérés comme des œuvres méditées. Outre ses activités picturales, il écrivit des articles sur la peinture : « Paul Cézanne », dans Poème et drame en janvier 1913, et « De l’imitation dans la peinture et la sculpture », dans La Grande Revue en juillet 1913. La Fresnaye fréquentait plusieurs réseaux artistiques et littéraires – il faisait partie du Cercle de Puteaux, était lié aux artistes de Passy, participait aux dîners de La Closerie des lilas, comptait pami les amis d’Apollinaire – et manifesta de la curiosité pour la littérature symboliste [4]. Enthousiasmé par la lecture de la pièce de Claudel Tête d’or, il réalisa des croquis en vue d’illustrations pendant l’été 1910, et quelques images furent publiées dans Montjoie ! en 1913.
      Mais le peintre fut contraint d’interrompre ses activités artistiques à cause de la guerre. Dès que le conflit éclata, il s’engagea et servit pendant quatre ans comme caporal puis comme sergent. Il fut emmené enfin dans « un affreux hôpital de tuberculeux… » [5] en septembre 1918. Son état de santé suivait le schéma classique du phtisique, alternant des périodes d’amélioration et de rechute, et il ne peignit presque pas entre 1918 et 1920. « Soulever ma plume, c’est soulever une montagne » [6], écrit-il à l’un de ses amis. Ce fut une période difficile pour le peintre, confronté à une profonde dépression et à la résignation. La Fresnaye s’installa à Grasse à l’automne 1919. Encouragé par son fidèle ami Gampert, il se remit à penser à ses peintures. En janvier 1920, Jean et Valentine Hugo qui lui rendirent visite le trouvèrent infiniment mieux.
      C’est pendant cette période de court rétablissement que le peintre travailla au projet d’illustration des Illuminations de Rimbaud. C’est le beau-frère de Rimbaud, Paterne Berrichon, qui le lui avait confié. La réponse de La Fresnaye à Berrichon est datée du 18 avril 1920 [7].

 

Je vous prie de m’excuser de n’avoir pas répondu immédiatement à votre aimable lettre. Vous le savez peut-être, je suis dans le Midi pour raison de santé, astreint à une vie de grand repos, et le nombre d’heures que je puis consacrer chaque jour tant au travail qu’à la correspondance, est fort limité.

 

Le peintre s’excuse pour son retard. La demande de Berrichon a donc été faite probablement pendant l’automne ou l’hiver 1919. Dans sa lettre, La Fresnaye explique que ses dessins seront gravés sur bois pendant l’été par Gampert. En avril 1920, il est en train d’y travailler. A la même époque, en 1919-1920, il prépare trente-cinq dessins pour Paludes de Gide et le livre illustré de ses six lithographies paraît l’année suivante, en 1921, aux éditions de la Nouvelle Revue Française. Mais le projet des Illuminations resta, lui, inachevé, jusqu’à la mort du peintre emporté par la maladie en 1925. Il faudra attendre, pour le connaître, l’édition publiée en 1949 par Henri Matarasso, éditeur et collectionneur entré en possession des dessins de La Fresnaye par « un hasard heureux » [8]. Après la mort de Matarrasso, les dessins originaux de La Fresnaye semblent avoir été dispersés dans des collections privées. On ignore où ils se trouvent aujourd’hui. Comme ils ne figurent, à notre connaissance, dans aucun des catalogues du peintre, le seul moyen d’en prendre connaissance est donc le livre illustré, édité par Matarasso.
      La plupart des études sur l’œuvre de La Fresnaye mentionnent très peu son travail pour les Illuminations. On trouve quelques critiques élogieuses des illustrations pour Paludes, mais les dessins destinés aux Illuminations ne font l’objet d’aucune critique. Il nous semble au contraire qu’il s’agit d’une des réflexions plastiques les plus fines parmi les illustrations de la poésie de Rimbaud [9].

 

Roger de La Fresnaye et les Illuminations

 

      La fortune de Rimbaud au début du XXe siècle est marquée par les déclarations de plusieurs écrivains majeurs. Claudel, découvrant Rimbaud lors de la publication des Illuminations dans La Vogue en 1886, déclare que le poète fut « l’influence capitale » qu’il subit. En 1912, Paterne Berrichon prépare une édition des Œuvres de Rimbaud et demande en juin à Claudel d’en écrire la préface. C’est à cette occasion que naît la formule célèbre : « un mystique à l’état sauvage ». A partir de 1906, Ernest Delahaye, ami de Rimbaud au collège, commence à publier une série de livres de souvenirs sur Rimbaud. L’image de l’œuvre et de la vie du poète évolue au cours de la première décennie du XXe siècle, stimulant ensuite son succès auprès de poètes surréalistes qui vouent un culte à Rimbaud. En 1924, dans son Manifeste du surréalisme, André Breton considère le poète comme « surréaliste dans la pratique de la vie et ailleurs ».

 

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[1] Y. Peyré, Peinture et Poésie : le dialogue par le livre (1874-2000), Paris, Gallimard, 2001, p. 107.
[2] Roger de La Fresnaye, 1885-1925 : cubisme et tradition, sous la direction de F. Lucbert, Paris, Somogy, 2005, p. 76.
[3] G. Kahn, « L’exposition de M. de La Fresnaye », Mercure de France, n° 407, 1er juin 1914, p. 637.
[4] Roger de La Fresnaye, 1885-1925 : cubisme et tradition, op. cit., p. 17.
[5] « La Fresnaye à Valentine Hugo, 16 septembre 1918 », dans Roger de La Fresnaye, avec le catalogue raisonné de l’œuvre, par G. Seligman, Neuchâtel, Ides et Calendes, 1969, p. 63.
[6] « La Fresnaye à Robert Lotiron, 22 novembre 1919 », Ibid.
[7] Lettre publiée dans Louis Forestier, « Une lettre du peintre Roger de La Fresnaye sur les Illuminations », Arthur Rimbaud 3, Problèmes de langue, n° 445-449, 1976, pp. 179-180. Elle est reprise dans l’édition d’Henri Matarasso.
[8] « Avis de l’éditeur », dans A. Rimbaud, Les Illuminations. Dessins de Roger de La Fresnayegravés sur bois par Blaise Monod, Paris, H. Matarasso, 1949, [n.p.].
[9] Pour d’autres images inspirées de la poésie de Rimbaud, voir A. Guyaux, « Enluminer des enluminures ? », dans Arthur Rimbaud et les artistes du XXe siècle, Marseille, Musée de Marseille, 1991, pp. 26-38.