Le titre de peintre *
- Laurence Brogniez
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      Dans la continuité de ses précédentes publications [1], Marianne Jakobi propose, avec le présent ouvrage, de poursuivre l’enquête en épinglant un moment décisif dans l’histoire du titre d’œuvre d’art : la naissance du « titre de peintre ».
      Dans cette étude, qui articule son propos autour des cas emblématiques de Gauguin et de Signac, l’auteure approfondit et enrichit les perspectives dégagées dans ses recherches antérieures sur la question du titre. L’approche génétique, qu’elle mobilise encore une fois ici, apparaît comme une méthode tout à fait convaincante et pertinente pour comprendre la « fabrique du titre » – pour reprendre l’intitulé de son livre sur Dubuffet (2006) –, son histoire, son fonctionnement et surtout son pouvoir, jusqu’ici souvent négligé dans les travaux d’histoire de l’art.
      Le titre constitue en effet un enjeu crucial pour l’artiste, tant du point de vue de la production de l’œuvre que de sa circulation et de son institutionnalisation. Dans cette perspective, écrire l’histoire du titre consiste à interroger sur de nouveaux frais l’histoire des pratiques artistiques. Car c’est véritablement une histoire que nous donne à percevoir, sur le long terme, l’évolution des modes d’intitulation. Une histoire où s’est joué, au milieu du XIXe siècle, un moment fort : celui de l’affirmation de l’autonomie de l’art, qui est aussi celui où le créateur se saisit du pouvoir de titrer son œuvre. En pensant l’intitulation comme processus, et en sollicitant les archives de l’artiste, Marianne Jakobi remet en question l’évidence du titre – qui nous semble si « naturel » qu’il en devient invisible – pour l’aborder en tant que question, posée au créateur et par le créateur.
      Dans son introduction (« Le titre à l’époque de sa reproduction mécanisée »), l’auteure insiste sur cette nécessité d’envisager le titre comme problème afin de bien comprendre ce qui se joue, dans les années 1880, autour des pratiques d’intitulation dans un champ artistique en pleine mutation. Le titre constitue en effet un objet de questionnement pour les artistes étudiés, et devient partie constituante de l’œuvre, comme l’attestent les nombreux documents convoqués : manuscrits, carnets de travail, correspondances, notes d’expositions, entretiens, catalogues, etc. Ces archives constituent pour les artistes étudiés de véritables laboratoires où s’expérimente la genèse du titre. S’y donne à lire également un nouveau rapport à l’écriture : l’intitulation devient acte de création et non reprise d’un matériau littéraire imposé, extérieur au tableau. L’artiste se soustrait au « contrôle textuel de l’image » (p. 63). Le titre ne renvoie plus à sa source littéraire, il participe de l’œuvre et en enrichit et prolonge l’expérience. C’est aussi le moment où le titre devient autographe, certains artistes allant jusqu’à le peindre sur la toile elle-même.
      Le titre de peintre n’est cependant pas une pure invention de la seconde moitié du XIXe siècle : comme le démontre Marianne Jakobi dans un historique bref, mais précis et très documenté (« Des origines du titre au titre de peintre »), il est le fruit d’une évolution dans la conception de l’œuvre, le statut symbolique de l’artiste et l’histoire des techniques. Dans une utile synthèse, l’auteure propose une périodisation qui permet de situer le moment étudié dans une chronologie longue. A l’aide d’exemples révélateurs, elle place des balises dans ce lent processus d’appropriation du titre par l’artiste en mettant en lumière le rôle d’éléments contextuels déterminants : l’évolution des pratiques académiques, la mise en place d’un marché de l’art, la gestion des collections et des musées, la promotion du génie et de l’originalité. Les cas d’Ingres, de Courbet et de Whistler font ainsi l’objet d’un développement particulier.
      Chez Ingres, M. Jakobi met en lumière le phénomène de métamorphose du titre – souvent imposé par la commande ou le concours – au fil de l’élaboration de l’œuvre, ce dont témoignent les correspondances de l’artiste, ses livres de raison, mais aussi les témoignages des élèves qui fréquentent son atelier. Dans le cas de Courbet, maître du « retitrage », s’affiche une conscience aiguë du pouvoir du titre à l’ère où la communication de masse s’impose : ses titres prennent volontiers des allures manifestaires et témoignent de prises de position engagées. Pour Whistler, enfin, le titre soutient une véritable stratégie d’autonomisation de la peinture, qui se joue lors d’expositions qui feront grand bruit, entre Londres et Paris. Tant par son mode de manifestation – papier doré collé sur le cadre ou peinture à même la toile – que par sa formulation, convoquant la musique, le titre whistlérien engage, non sans provocation, un nouveau rapport avec le public et la critique. Les « symphonies » de couleurs de l’artiste affichent une résistance à la notion de sujet pour affirmer la prépondérance de la matière plastique, au grand désarroi des exégètes qui y cherchent sans succès des clés de lecture. Le célèbre procès qui opposa Ruskin à Whistler témoigne bien de cette rupture et de l’incompréhension de la critique face à ce nouveau mode de désignation de la peinture, affirmation d’un parti pris esthétique sans concession.
      A la suite de cette mise en perspective historique, M. Jakobi se penche sur les cas de Paul Gauguin et de Paul Signac, deux artistes très différents, mais rapprochés ici par la manière singulière dont ils ont fait du titre un objet problématique, emblématique d’un nouveau rapport entre le texte et l’image.
      L’auteure a retenu Paul Gauguin (« Paul Gauguin : inscrire la langue de l’autre ») car il illustre particulièrement bien le moment où le geste de dénomination s’intériorise, faisant passer « le titre de l’œuvre de l’extériorité publique d’une simple présentation de l’objet à l’évocation d’une intériorité qui peut être celle de l’atelier ou d’une expérience créative sur le terrain » (p. 89). Selon l’hypothèse proposée, le titre sert de médiation, pour Gauguin, entre sa découverte de l’ailleurs et sa pratique picturale. Posant aussi l’importante question de la langue, et de sa traduction, la pratique de l’artiste emblématise ce moment important de renversement du titre en énigme, qui peut être vu comme un tournant dans l’histoire du titre, et plus largement dans l’histoire des rapports de l’artiste avec le contexte institutionnel. La singularité des titres de Gauguin doit en effet être resituée dans le choix d’éloignement de l’artiste qui, en allant s’installer à Tahiti, rompt avec l’institution parisienne.
      Fasciné par la culture qu’il découvre – une cosmogonie oubliée, des mythes accordant une grande part aux esprits –, Gauguin tente, par ses titres, peints au dos, puis à même la toile en langue originale, d’en restituer le mystère. En choisissant des titres incompréhensibles au public français, il affirme l’originalité et l’irréductibilité de cette culture, jouant également sur le pouvoir suggestif du signifiant qui, pour opaque qu’il soit, possède un grand pouvoir d’évocation. Par ce choix, Gauguin plonge le spectateur au cœur de l’expérience de l’ailleurs.

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* A propos de l’essai de Marianne Jakobi, Gauguin-Signac. La genèse du titre contemporain, Paris, CNRS éditions, 2015, 304 p., ISBN : 978-2-271-08202-2.