
Maurice Denis et l’art de l’illustration :
      de l’« ancien missel » à un nouveau
      langage décoratif
    - Andreea Apostu
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      Vers la fin du siècle,  on voit aussi la parution de publications comme L’Enlumineur (1889) et Le  Coloriste Enlumineur (1893) [12], destinées au grand  public et aux artistes amateurs. Il faut compter aussi, à côté de ces revues,  les rubriques similaires de la Revue de  l’enseignement pratique des Beaux-Arts (1892-1896) et la publication Le Manuscrit. Revue spéciale de documents,  manuscrits, livres, chartes, autographes (1894-95). Parallèlement, des  synthèses historiques de spécialité voient le jour, comme Les Manuscrits et la miniature (1884) d’Albert Lecoy ou Les Manuscrits et les miniatures (1892)  d’Albert Molinier. Cette richesse typographique témoigne de l’existence d’un  public significatif, dont le goût pour le Moyen Age, notamment pour son art, va  s’accroître progressivement vers la fin du siècle [13]. 
      C’est dans ce contexte  qui voit l’épanouissement de l’image typographique, ainsi que levirement  de l’intérêt général et artistique pour l’enluminure médiévale, que Maurice  Denis élabore en 1890 sa théorie de l’illustration, partie constitutive de  l’article-manifeste « Définition du néo-traditionnisme » publié dans la revue Art et critique. Dans ce texte-étendard  du groupe des Nabis, où il théorise le « courant » d’idées dont ils  se voulaient les promoteurs et les prophètes (« nabis » ou « nebiim » signifiant, en hébreu, «  prophètes »), Denis aborde aussi le rapport entre le texte et l’image, souhaitant  émanciper le pinceau de la plume :
Quand la  plastique lutte de près avec l’écriture, dans le livre apparaissent les  énormités. Je rêve d’anciens missels aux encadrements rythmiques, des livres  fastueux de graduels, des premières gravures sur bois, qui correspondent en  somme à notre complexité littéraire par des préciosités et des délicatesses.
Mais  l’illustration, c’est la décoration d’un livre ! au lieu : 1. du  placage de carrés noirs d’aspect photographique sur le blanc ou sur l’écriture.  2. de découpures naturalistes, au hasard dans le texte. 3. d’autres découpures  sans aucune recherche, de pures habilités de main, parfois (oh !) à  prétexte japonais.
Trouver cette décoration sans servitude du texte, sans  exacte correspondance de sujet avec l’écriture ; mais plutôt une broderie  d’arabesques sur les pages, un accompagnement de lignes expressives [14].
      A la confrontation des  champs plastique et littéraire, devenue déjà manifeste à la fin du siècle,  Maurice Denis propose comme solution la décoration, car, selon les Nabis, l’art  véritable doit remplir de symboles les murales ou livresques banalités de la  vie humaine, pour paraphraser la formulation d’Albert Aurier, théoricien de  l’art de l’époque  [15]. Maurice Denis voulait  remplacer la littérarité de l’image (sa transparence sémique, sa narrativité  académique, son mimétisme, bref tout ce qui faisait d’elle une transposition au  second degré des mots) par un nouveau langage plastique. Au cœur de sa vision  régénératrice se trouve l’arabesque, clé de voûte d’ailleurs du  néo-traditionnisme et plus tard de l’Art nouveau et un des premiers pas vers  l’art abstrait du XXe siècle [16]. L’arabesque  permettait, par sa nature parfaitement autoréférentielle et bidimensionnelle,  une émancipation de la surface peinte par rapport à la réalité ou au texte. 
        Comme point de référence  et modèle, Maurice Denis prend les marginalia des manuscrits du Moyen Age et de la première Renaissance. Mais, loin de  vouloir récupérer tel quel l’art de l’enluminure, comme d’autres artistes,  amateurs ou pas, il souhaite utiliser les anciens missels comme catalyseurs  d’un art nouveau. Il s’agit de s’inspirer non pas des images proprement dites  et de les imiter, mais des principes qui se trouvent à la base de leur  élaboration. Par la suite, Maurice Denis métamorphose l’ancien dans le  contemporain, sans tomber dans l’anachronisme. Aux miniatures, il semble  préférer l’encadrement rythmique, qui correspond à la définition abstraite du  tableau qu’il donne au début de son article-manifeste : « se rappeler qu’un  tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque  anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un  certain ordre assemblées » [17]. Le  « rythme » de l’encadrement se soumet à cette logique ordinatrice interne  à laquelle sont censées répondre les lignes et les couleurs de la composition,  sans aucune immixtion extérieure ou souci de ressemblance et de servilité  vis-à-vis du texte. Cette rythmicité harmonieuse des lignes doit engendrer par  elle-même, uniquement à travers ses moyens plastiques, l’émotion dans l’esprit  du lecteur. 
        Le « nabi aux belles  icônes » [18] met aussi en avant, comme principe fondamental  de l’illustration, une complémentarité du texte et de l’image, à l’encontre des  pratiques de l’époque, qu’il énumère ironiquement : « le placage  photographique de carrés noirs sur l’espace blanc de la page », les «  découpures naturalistes » (c’est-à-dire académiques et mimétiques) parsemés au  hasard dans le texte, les découpures sans recherche, « habilités de main au  prétexte japonais ». Même s’il prône une autonomie de l’image par rapport au  texte, Maurice Denis n’envisage pas une coupure radicale de la communication  entre les deux arts ; tout au contraire, il souhaite établir une étroite  collaboration. L’illustration ne doit pas surgir à n’importe quel moment de  l’écriture (« au hasard dans le texte »), elle lui répond, selon le  principe symboliste de l’équivalence ou des correspondances, afin de créer un  ensemble unitaire, sans fissures et sans dissonances. L’image est censée  s’installer dans le livre non pas comme un miroir de l’écrit, mais comme un  athanor, capable de le transfigurer dans le dessin abstrait et effilé des  arabesques, de l’accompagner (un « accompagnement de lignes expressives)  et d’amplifier subtilement, à travers la suggestion, ses significations  cachées.
[12] Ibid., pp. 126-128. La revue L’Enlumineur fut lancée en 1889 par Joseph-Emmanuel Van Diesten,  peintre héraldiste, et Alphonse Labitte, comme un « journal d’enseignement et  de propagation de l’art de l’enluminure de la miniature et de la calligraphie  ». En 1891, le sous-titre se transforme en « Art dans la Famille »,  la publication étant désormais un « journal d’art pratique et guide de  l’Amateur de la Peinture et du Dessin traitant spécialement de l’enluminure, de  la miniature, de la gouache, de l’aquarelle et du fusain et comprenant les  principaux éléments du pastel, de la peinture sur porcelaine, sur verre, sur  étoffe etc. ». Progressivement l’art de l’enluminure s’élargit à l’art de  décorer des objets quotidiens.
      [13] I.  Saint-Martin, « Rêve médiéval et invention contemporaine. Variations sur  l’enluminure en France au XIXe siècle », art. cit., p. 129.
      [14] M.  Denis, « Définition du néo-traditionnisme », dans Théories 1890-1910. Du Symbolisme de Gauguin vers un nouveau  classicisme, Paris, L. Rouart et J. Watelin, 1920, pp. 10-11.
      [15] A.  Aurier, « Le Symbolisme en peinture : Paul Gauguin », Mercure de France, mars 1891, pp. 155-165.
      [16] Voir  Cl. Jeancolas, La Peinture des Nabis,  Paris, FWV, 2001, A. Kostenevitch, Les  Nabis, New York, Parkstone International, 2014 ou G. Roque, Qu’est-ce que l’art abstrait ?,  Paris, Gallimard, 2011.
      [17] M.  Denis, « Définition du néo-traditionnisme », art. cit., p. 1.
      [18] Pour  les surnoms que les Nabis se donnaient entre eux, voir. Cl. Jeancolas, La Peinture des Nabis, Op. cit. ou Ch. Chassé, Les Nabis et leur temps, Lausanne,  Bibliothèque des Arts, 1960.
