Graver des figures de géométrie au XIXe
siècle : pratiques, enjeux et acteurs éditoriaux

- Norbert Verdier
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      Ecrire des mathématiques – surtout de la géométrie – nécessite l’emploi de planches de figures pour illustrer le propos : le discours textuel est accompagné d’un discours visuel. La réalisation des planches de géométrie (antérieure à notre période d’étude et plus spécifiquement au temps des Lumières) a été l’objet de nombreuses recherches spécialisées comme celle de Jean Dhombres [1], de Philippe Minard [2] ou de Jeanne Peiffer [3].
      Un ouvrage peut permettre de saisir les évolutions graphiques et les questionnements des libraires face aux planches : les Nouvelles récrérations physiques et mathématiques d’Edmé-Gilles Guyot (1706-1786). Elles ont connu de nombreuses éditions avec de très nombreuses planches accompagnant les récréations de l’auteur. Dans la première édition [4], en 1769-1770, ce sont des planches de figures enluminées – c’est-à-dire exécutées à la main – et réalisées par Coulubrier. Dans la version de 1786 [5], le libraire Claude-Pierre Gueffier (1691-1770) commence l’ouvrage par un « avis du libraire » [6] essentiellement consacré à la question des 102 planches insérées. Il se questionne sur la place des planches : faut-il en faire un volume à part ? Faut-il les insérer en fin d’ouvrage avec le risque que « les figures se remettent mal dans leur pli, se gâtent ou se déchirent à force d’être tirées du livre & repliées » ? Finalement, il préfère « faire tirer les Planches sur un carré du même format de l’Ouvrage, et les placer dans les Volumes, à l’endroit des Récréations où chaque figure a rapport ». Sur un plan plus technique, il renonce également à l’enluminure : « Les figures de cette édition ne seront pas enluminées comme dans les précédentes, par la raison qu’elles sont bien rendues et avec exactitude, et que, par ce moyen, le prix sera beaucoup diminué. Cependant, si quelques personnes en désirent des exemplaires avec les Planches enluminées, nous en aurons toujours de prêts ». L’avis du libraire est suivi d’un long avertissement [7] qui explique le succès de la première édition et comment, par des nouveaux choix typographiques, la troisième édition est fondue en trois volumes afin de la rendre accessible « à tout le monde ». L’avertissement se clôt en revenant sur la question des planches : « La beauté des Planches rendant assez sensiblement les objets, sans être enluminées, nous nous sommes proposés de les donner ainsi au Public, cependant nous en aurons toujours des exemplaires dont les Planches seront enluminées avec soin, pour les personnes qui voudront payer six livres de plus ». Dans la dernière décennie du XVIIIe siècle, les enluminures disparaissent peu à peu des ouvrages de mathématiques pour être remplacées par des figures initialement gravées sur cuivre.
      La réalisation des planches est donc une activité coûteuse que ne peut pas sous-estimer un éditeur lorsqu’il se lance dans la réalisation d’un livre ou d’un journal surtout s’il traite de géométrie. Là, réside une contradiction entre l’éditeur qui cherche à limiter autant que possible ses frais de production et l’auteur, qui, lui, souhaite l’insertion des figures qui facilitent la lecture de son texte. La réalisation des gravures est coûteuse car elle est longue et fastidieuse. La présence de figures (et de formules mathématiques) dans un mémoire a des conséquences matérielles dans l’acte de finalisation du texte. A titre d’exemple, Joseph Liouville (1809-1882) – le fondateur et rédacteur du Journal de mathématiques pures et appliquées (dit Journal de Liouville), l’une des principales entreprises d’édition et de circulation des mathématiques au XIXe siècle [8] – écrit, encore en 1849, à un de ses auteurs et anciens élèves (Jules-Antoine-René Maillard de La Gournerie (1814-1883) que son mémoire ne peut paraître avant deux ou trois mois « à cause de la planche » [9].
      Pour étudier les perfectionnements de la typographie mathématique, nous avons comparé les diverses représentations d’un même objet (tableau, système d’équations, série, intégrale, etc.) dans différents journaux français et étrangers en mettant en avant la suprématie de Bachelier, l’éditeur du Journal de Liouville [10]. Ici il s’agit d’étudier sur le plan de la réalisation matérielle un autre type d’objet : les figures de géométrie. Cette étude est spécifique car elles ne sont pas réalisées par les typographes mais par d’autres intervenants éditoriaux : les graveurs. La lithographie est une « spécialité » du processus de fabrication des livres ainsi que le défend Le lithographe, journal des artistes et des imprimeurs. Lancée en 1838, cette publication ambitionne de faire connaître « tous les procédés connus de la Lithographie, avec leurs différentes modifications, signalant les découvertes nouvelles dans cet art ». L’art de la gravure est en pleine expansion au cours du premier tiers du siècle.
      Nous commençons par nous interroger sur la place des figures dans la presse mathématique, avec une attention particulière pour le premier journal de recherches mathématiques en France (le Journal de Liouville) et un journal visant la formation des futurs savants (les Nouvelles annales de mathématiques). A eux deux, ils ont aiguillé et piloté la quasi-totalité de la presse mathématique française dudeuxième tiers du XIXe siècle. Mais la presse mathématique n’est pas toute la presse où l’on trouve des mathématiques, aussi poursuivrons-nous l’étude des gravures en étudiant la presse dite de vulgarisation. Elle prend son essor au XIXe siècle [11]. Bien entendu, il serait faux de réduire l’édition à la presse périodique. Aussi, après avoir défini nos axes méthodologiques, nous étudierons l’usage des planches dans les livres de mathématiques au sens large du terme c’est-à-dire les livres que les libraires du XIXe siècle considéraient comme tels.
      Tout ce corpus constitué par les ouvrages, périodiques ou non, nous permettra de localiser les principaux graveurs. Considérant qu’ils sont des partenaires à part entière des savants en tant qu’acteurs éditoriaux, puisqu’ils réalisent les figures qu’utilisent les savants pour communiquer leurs travaux, nous les avons fait entrer de plain-pied dans l’histoire des mathématiques. Nous nous sommes intéressé à leurs parcours, à leurs réalisations et à leurs apports.

 

Des figures de géométrie dans la presse mathématique

 

      La première moitié du XIXe siècle est caractérisée par le lancement d’une presse spécialisée en mathématiques [12] après quelques tentatives éditoriales en Allemagne et en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle. Au début du XIXe siècle, il existe en France plusieurs périodiques qui font état de l’actualité des mathématiques [13] mais c’est en 1810 qu’est lancé le premier journal français exclusivement réservé aux mathématiques : les Annales de mathématiques pures et appliquées fondées par Joseph-Diaz Gergonne (1771-1859) et Joseph-Esprit-Thomas Lavernède (1764-1848), plus connues sous l’intitulé Annales de Gergonne [14].
      Quelques années après le lancement des Annales, lors des années 1823-1826, une première poussée éditoriale s’installe à Paris, en 1823, avec le Bulletin des sciences mathématiques, astronomiques, physiques et chimiques mis en place par le baron André de Férussac (1786-1836) ; à Gand puis à Bruxelles avec la Correspondance mathématique et physique, lancée en 1825 par Adolphe Quetelet (1796-1874) et Jean-Guillaume Garnier (1766-1840). La réaction allemande ne tarde pas. En 1826, à Vienne et à Berlin, sont fondés respectivement deux journaux : Zeitschrift für Physik und Mathematik par Andreas Freiherr von Baumgartner (1793-1865) & Andreas von Ettingshausen (1796-1878) et et Journal für die reine und angewandte Mathematik par August-Leopold Crelle (1780-1855), en 1826. A l’exception du dernier qui existe encore, tous les autres seront des journaux « éphémères »dont la durée de parution n’excède pas ou peu la décennie. Tous portent la marque de leur(s) rédacteur(s) (ou du moins celui qui s’impose en pratique lorsqu’il y a plusieurs rédacteurs) et sont identifiés respectivement par Bulletin de Férussac, Correspondance de Quetelet et Journal de Crelle.
      Lors des années 1835-1836, la presse périodique voit les lancements presque simultanés des Comptes rendus hebdomadaires de l’Académie des sciences de Paris puis du Géomètre, qui ne tiendra que quelques mois, et du Journal de mathématiques pures et appliquées. Ce dernier prend rapidement une dimension européenne et s’impose – nous avons déjà insisté sur ce fait – comme étant le Journal de Liouville du nom de son fondateur et rédacteur scientifique pendant presque quarante ans. Quelques années plus tard, sont lancés en France et en Allemagne des journaux à destination de l’enseignement. En 1841, dans une petite ville universitaire – Greifswald – à environ 200 kilomètres au nord de Berlin près de la mer baltique, Johann-August Grünert (1797-1872) lance Archiv der Mathematik und Physik mit besonderer Rücksicht auf die Bedürfnisse der Lehrer an höhern Unterrichtsanstalten. L’année suivante, en 1842, à Paris, Olry Terquem (1782-1862) et Camille Gérono (1799-1891) fondent les Nouvelles annales de mathématiques [15] ou Journal des candidats aux Ecoles polytechnique et normale, dans la lignée des Annales de Gergonne.

 

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[1] J. Dhombres, « Des machineries d’images au service de la vérité mathématique : images analytiques, figures géométriques et peintures baroques au XVIIe siècle, dans Symétries, Contributions au séminaire de Hans-sur-Lesse, sous la direction de P. Radelet-de-Grave (éd), Réminisciences, 7, Turnhout, Brepols, 2005, pp. 73-165.
[2] P. Minard, Typographes des Lumières, Seyssel, Champ Vallon, 1989.
[3] J. Peiffer, « La fabrique de la perspective à Nuremberg au XVIe siècle, Perspective, projections, projet. Technologies de la représentation architecturale », Les cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 17 (Septembre 2005), Centre des monuments nationaux/Monum, pp. 49-60.
[4] E.-G. Guyot, Nouvelles récréations physiques et mathématiques contenant, toutes celles qui ont été découvertes et imaginées dans ces derniers temps, sur l’Aiman, les Nombres, l’Optique, la Chymie, quantité d’autres qui n’ont jamais été rendues publiques. Ou l’on a joint leurs causes, leurs effets, la maniere de les construire, et l’amusement qu’on en peut tirer pour étonner et surprendre agréablement..., quatre volumes, Paris, chez Gueffier, 1769-1770.
[5] E.-G. Guyot, Nouvelles récréations physiques et mathématiques contenant ce qui a été imaginé de plus curieux dans ce genre, et ce qui se découvre journellement, toisième édition, Paris, chez Gueffier, 1786.
[6] Ibid.
[7] Ibid., pp. v-viii.
[8] N.Verdier, Le Journal de Liouville et la presse de son temps : une entreprise d’édition et de circulation des mathématiques au XIXe siècle (1824 – 1885), Thèse de doctorat de l’université Paris-Sud 11, 2009.
[9] Fonds J. Liouville, Bibliothèque de l’Institut de France, MS 36 18 (10), p. 62.
[10] N. Verdier, « Vendre et éditer des mathématiques avec lamaison Bachelier (1812-1864) », Revue d’histoire des mathématiques, 19 (2013), pp. 41-107.
[11] B. Béguet (dir.), La Science pour tous : sur la vulgarisation scientifique en France de 1850 à 1914, Paris,Bibliothèque du Conservatoire national des arts et métiers, 1990.
[12] N. Verdier, « Les journaux de mathématiques dans la première moitié du XIXe siècle en Europe », dans Philosophia Scientiae, 13 (2), (2009), Editions Kimé, pp. 97-126.
[13] Ce sont principalement le Journal des sçavants, la décade philosophique, le Bulletin des sciences de la société philomathique, Annales des sciences et des arts (1809) et le Magasin encyclopédique ou journal des sciences, des lettres et des arts (1792-1816). Nous avons étudié ces journaux lors de notre intervention : N. Verdier, « Where publishing Mathematics in France before Gergonne’s Journal (1810-1832)? », dans 6th International Conference of the European Society for the History of Science, Lisbon, 4-6 september 2014 ; il s’agissait d’une adaptation aux mathématiques des considérations développées dans l’article : P. Patrice Bret et J.-L. Chappey, « Spécialisation vs encyclopédisme ? », dans La Révolution française, 2 | 2012.
[14] Pour une analyse des Annales, voir C. Gérini. Les « Annales » de Gergonne : apport scientifique et épistémologique dans l’histoire des mathématiques, Villeneuve d’Ascq, Ed. du Septentrion, 2002. Pour une comparaison avec les premières tentatives de journaux spécialisés en Angleterre et en Allemagne, nous renvoyons à C. Gérini, « Les Annales de mathématiques pures et appliquées de Gergonne et l’émergence des journaux de mathématiques dans l’Europe du XIXème siècle : un bicentenaire », dans D. Ulbrich (éd.), Jahrbuch für europäische wissenschaftskultur /Yearbook for european culture of science, Band 7, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2012, pp. 345-376.
[15] Un groupe d’historiens des mathématiques – piloté par Hélène Gispert, Philippe Nabonnand et Jeanne Peiffer– a fait mettre en ligne les Nouvelles annales de mathématiques sur le site NUMDAM ; une base auteurs a également été constituée permettant d’avoir une vision succincte des parcours des milliers de contributeurs : cf. les Nouvelles annales de mathématiques. Un ouvrage est en préparation.