L’illustration naturaliste sous influences
- Valérie Chansigaud
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Fig. 1. « Cat in an affectionate frame of mind »,
Ch. Darwin, The Expression of the Emotions
in Man and Animals
, 1872

Fig. 3. H. Schönsperger, Gart der
Gesundheit
, 1487

Fig. 7. « Sanikel », Herbarum vivae eicones
ad naturae imitationem…
, 1532

Fig. 8. « Arum », L. Fuchs, De historia
stirpium commentarii insignes...
, 1542

      Il est facile de définir un point de départ pour l’histoire de l’illustration naturaliste puisque la définition du mot « illustration » renvoie sans ambiguïté aux images imprimées : elle débute donc avec le développement de l’imprimerie dans l’Europe de la Renaissance. Cette histoire est ainsi tributaire du développement des sciences elles-mêmes, mais aussi de celle des métiers du livre. Cette place dans l’univers imprimé explique une deuxième caractéristique de l’illustration naturaliste (également valable pour l’ensemble des illustrations scientifiques) : elle possède des liens étroits avec le texte et n’est jamais utilisée ou comprise pour elle-même, mais elle est un dispositif complétant et enrichissant le discours véhiculé par le texte. L’histoire de l’illustration naturaliste est donc toujours tributaire d’un double projet, à la fois intellectuel (faire science) et matériel (donner à voir les objets étudiés par le scientifique).
      Deux exemples permettent de mieux comprendre cette intime relation entre texte et image. Le premier est tiré de The Expression of the Emotions in Man and Animals (1872) de Charles Darwin (1809-1882) et montre un chat en train de se frotter contre les jambes de son maître (fig. 1). Les archives permettent de connaître la genèse de cette illustration. Le premier illustrateur sollicité, Joseph Wolf (1820-1899), réalise un dessin montrant un chat se frottant contre les pieds d’une chaise, mais Darwin juge que le lien affectif qu’il souhaite souligner (et qui est pourtant décrit dans le texte) n’est pas assez explicite aussi demande-t-il à un second illustrateur, Thomas William Wood (fl. 1855-1872), de réaliser un nouveau dessin répondant exactement à son objectif : les pieds de la chaise sont remplacés par les jambes d’un homme.
      Le second exemple est une page extraite d’une flore publiée par l’abbé Hippolyte Coste (1858-1924) et Charles Flahaut (1852-1935) au début du XXe siècle, la Flore descriptive et illustrée de la France, de la Corse, et des contrées limitrophes (fig. 2 ). La mise en page est très banale (on la retrouve dans bon nombre de flores contemporaines) et comporte trois dispositifs didactiques : une clé dichotomique qui permet, par un jeu de questions, de sélectionner successivement la famille, le genre et l’espèce de la plante que l’on souhaite déterminer ; un court texte de présentation de la morphologie de la plante extrêmement standardisé, tant dans le vocabulaire strictement scientifique (calice, corolle, verticille…) que dans l’abondante utilisation d’adjectifs (glabrescent, sétiforme, acuminé, glaucescent, glanduleux…) ; et pour finir, une gravure, également standardisée, de la plante elle-même. Dans le texte comme dans l’image, les éléments morphologiques sélectionnés répondent exactement à la même fonction, à savoir la reconnaissance de la plante, tandis que les éléments inopérants (par exemple, le système racinaire) sont omis.

 

L’illustration naturaliste et l’expression « d’après nature »

 

      Revenir sur l’émergence de l’illustration naturaliste à la Renaissance consiste principalement à faire une histoire des ouvrages de botanique. La chronologie de l’illustration de plantes de cette époque est bien connue depuis les travaux fondateurs d’Agnes Arber (1879-1960) et notamment son Herbals, their Origin and Evolution: A Chapter in the History of Botany, 1470-1670, paru en 1912. Les livres de botanique du premier demi-siècle de l’histoire de l’édition montrent une grande diversité dans leur iconographie, certains ont des illustrations très sommaires tandis que d’autres ont fait l’objet d’un soin particulier. L’ouvrage de Hamsen Schönsperger, Gart der Gesundheit de 1487, portant sur les plantes médicinales, utilise des images extrêmement frustes qui permettent à un bon botaniste de reconnaître la structure de la plante, mais n’est que de peu d’utilité pour un débutant. Les deux images de la page reproduite ici (fig. 3), donnent une idée des problèmes posés : l’illustration du bas ne montre ainsi ni fleurs ni fruits, le port est approximatif, on ne sait si les feuilles sont alternes ou opposées… La seule représentation des feuilles d’une plante rend sa détermination presque impossible tant il est facile de confondre les différentes espèces. Ainsi, même si l’ouvrage de Hieronymus Brunschwig, Kleines Distillierbuch de 1500, offre des images d’une qualité supérieure au livre de Schönsperger, l’angélique (probablement Angelica archangelica) (fig. 4 ) pose des problèmes identiques : les feuilles de cette ombellifère sont certes trilobées mais celle du fraisier aussi, or les utilisations médicinales de ces deux plantes sont radicalement différentes. On peut s’interroger sur l’utilité pratique de telles images qui n’ont probablement que le dessein de remettre en mémoire, pour quelqu’un déjà fin botaniste, la forme générale de la plante.
      Une étape absolument considérable est franchie avec deux ouvrages marquant le début de l’iconographie botanique moderne : Herbarum vivae eicones ad naturae imitationem (1532) de Otto Brunfels (1488-1534) et De historia stirpium commentarii insignes... (1542) de Leonard Fuchs (1501-1566). Les deux planches (figs 5 et 6 ) montrant une sanicle d’Europe (Sanicula europaea), rivalisent sans difficultés avec les meilleures illustrations botaniques contemporaines. Bien que réalisées par des artistes différents, les deux images sont très comparables : la plante est décrite dans son intégralité, son port comme ses différentes parties (fleurs, feuilles, racines) sont minutieusement représentés. Il existe cependant des différences entre les deux ouvrages. L’illustration de l’arum (Arum maculatum probablement) (fig. 7) de Brunfels montre la plante avec un impressionnant réalisme, les feuilles sont en partie pliées comme devaient l’être le modèle utilisé. L’image de Fuchs (fig. 8) est bien plus parfaite et les feuilles en forme de lance sont notamment étalées avec soin. L’illustrateur a ajouté deux dessins montrant la formation des fruits, un ajout important car la floraison se fait à l’automne et la fructification au printemps, c’est donc un détail essentiel pour la reconnaissance de la plante en toute saison.
      C’est dans le livre de Fuchs que l’on trouve les premiers exemples d’images chimériques de plantes : ce n’est plus un individu qui est figuré, avec ses défauts et ses particularités, comme chez Brunfels, mais une plante parfaite. L’image chimérique est la synthèse de l’observation de plusieurs individus différents, les particularités de chacun étant gommées au profit des caractéristiques morphologiques typiques d’une espèce. C’est ce travail de construction d’une plante idéale, botaniquement parlant, qui rend l’illustration efficace en termes d’identification des espèces.
      L’illustration des plantes se normalise dès le XVIe siècle : le principe de la plante chimérique et l’importance donnée aux détails anatomiques importants en termes de taxinomie sont toujours utilisés aujourd’hui. La représentation des animaux, quant à elle, ne commence à adopter divers standards qu’au XVIIIe siècle.

 

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