Introduction *
- Karine Abadie et Marie-Pascale Huglo
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A partir de l’idée que la réception et la création littéraires se font en relation avec les autres arts et pratiques culturelles, l’incidence du cinéma sur la littérature narrative contemporaine ressort comme un cas de figure particulièrement significatif de la circulation entre les arts et les médias aujourd’hui. Certes, les relations entre littérature et cinéma ne sont pas nouvelles – nous n’avons qu’à penser à la Prose du Transsibérien et la petite Jehanne de France de Blaise Cendrars, à la Révolte des Machines de Romain Rolland, ou encore, à Théorème de Pier Paolo Pasolini. Mais les travaux ont, jusqu’ici, peu mis l’accent sur la fable, élément pivot que ce dossier, justement, vise à concevoir et à analyser dans les termes d’une dynamique intermédiale. En dehors des phénomènes d’adaptation, qui constituent un champ d’études fécond [1], nous considérons que les esthétiques – en particulier l’esthétique cinématographique – ont partie liée avec la constitution et la réception de la fable. Le maillage intermédial du récit littéraire mérite d’autant plus qu’on s’y attarde qu’il ne se contente pas d’infléchir les manières de raconter, mais influe également sur le « racontable ». Un tel maillage n’est pas exclusif à notre époque électrique et numérique, mais la multiplication des transferts esthétiques et narratifs nous amène à considérer les fables autrement : non pas comme « un miroir que l’on promène le long d’un chemin », pour reprendre la formule de Stendhal à propos du roman, mais comme une représentation indirecte dans laquelle se réfractent d’autres représentations, d’autres esthétiques. Pour rester avec Stendhal, le syndrome de Brûlard [2] est aujourd’hui monnaie courante : nos représentations du monde tendent à mêler, parfois même à confondre, des schémas narratifs et des modèles esthétiques avec « la réalité ».
La renarrativisation du monde et du texte ne serait donc pas dissociable d’une conscience de l’intermédialité constitutive du récit. Les relations entre le cinéma et la littérature n’en sont qu’un exemple, mais un exemple privilégié : les échanges sont, entre eux, très nombreux [3]. Sans minimiser les tensions que de tels échanges engendrent au sein du récit littéraire, nous considérons que l’esthétique cinématographique ne contrecarre pas la fable mais la redispose en modifiant nos attentes, nos modes de lecture et, réciproquement, notre perception du cinéma. Les potentialités et les inflexions contemporaines de tels échanges étant loin d’avoir été épuisées par la critique littéraire, ce dossier vise à examiner et à problématiser la dynamique intermédiale de la fable [4], principalement à deux niveaux.
A un premier niveau, le cinéma se trouve explicitement convoqué, à titre thématique ou intertextuel, dans le récit : des références, des indications techniques, des motifs ou des codes génériques renvoyant au cinéma sont intégrés à la fable, quand ils n’en constituent pas la trame de fond. Les analyses de ce dossier montrent, déjà, que l’éventail des renvois et des emprunts au cinéma est très large. Il s’agit, dès lors, de prendre toute la mesure de l’imprégnation de la culture cinématographique au sein de la littérature contemporaine : les renvois au cinéma sont multiples et suffisamment nombreux, dans le corpus qui nous occupe [5], pour indiquer à quel point les œuvres contemporaines convoquent une mémoire cinématographique très étendue – depuis les films muets pour cinéphiles avertis jusqu’aux scènes de genre les plus codifiées du type western. Ils impliquent aussi, du côté du lecteur, un horizon interprétatif marqué, lui aussi, par l’assimilation des références et des conventions cinématographiques. Autrement dit, la mémoire cinématographique participe à l’actualisation de la fable par le lecteur et, a fortiori, par le critique relisant le texte littéraire – de Kafka à Volodine – à l’aune du cinéma.
A cet égard, les études critiques de ce dossier s’intéressent à la façon dont l’intertexte cinématographique mobilise et modifie la fable littéraire au point de devenir, dans le cas de Didier Blonde par exemple, le moteur central d’une enquête cinéphilique au sein de laquelle le cinéma muet fait l’objet d’un récit mêlé de commentaires problématisant notre rapport au temps et à la mémoire. Loin, alors, de n’être qu’une référence, le cinéma muet s’avère le matériau (fuyant) et le moteur herméneutique d’une fable encyclopédique, qui le revisite sous l’angle – mélancolique – de la perte, de la désuétude. La mémoire cinématographique est également convoquée chez des auteurs aussi différents que Christine Montalbetti, Hubert Aquin, Patrick Chatelier ou Antonio d’Alfonso, non pas comme référence occasionnelle, mais comme motif et horizon d’interprétation du récit. C’est dans la mesure où elle participe à la trame de la fable et, plus encore, à l’actualisation de scénarios et à l’interprétation d’un sens, que l’encyclopédie cinématographique, sous toutes ses formes, nous intéresse.

A un second niveau, il apparaît que la thématisation du cinéma dans le récit littéraire, les renvois et les imitations auxquels il donne lieu, ne constituent pas seulement des liens explicites à un bassin de scénarios et de références extra-littéraires. « L’effet cinéma » relève aussi d’une esthétique implicite capable d’infléchir les modalités de la fable pour le lecteur. Si l’on prend l’exemple du western, dont Montalbetti et Chatelier se sont emparés, la moindre scène de genre (héros se balançant sur un rocking chair avant le lever du jour) est investie, à la lecture, d’une mémoire visuelle cinématographique : la fable émerge en même temps qu’une vision modélisée par les codes cinématographiques propres au genre. L’ébauche du récit n’apparaît donc pas indépendamment d’une sensibilité esthétique dominée par le visuel. On observe un phénomène similaire du côté du « bruitage » que Volodine ou Echenoz placent au cœur de certaines scènes romanesques, l’ébauche d’un récit s’effectuant dès lors « à tâtons » dans un dédale de bruits stylisés, en décalage avec les images données à voir. Tout comme la visualité d’une scène, son univers sonore demande à être décodé par le lecteur pour devenir effectif : il reste en puissance, en attente d’une lecture capable de l’actualiser de façon singulière.

 

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* Nous remercions le FQRSC [Fonds de Recherche et culture du Québec] pour son soutien dans cette recherche.
[1] Voir notamment : J. Baetens, La Novellisation : du film au roman. Lecture et analyse d’un genre hybride, Bruxelles, Les impressions nouvelles, 2008 ; J, Cléder, Entre littérature et cinéma. Les affinités électives, Paris, Armand Colin, « Cinéma/Arts visuels », 2012 ; J.-M. Clerc et M. Carcaud-Macaire, L’Adaptation cinématographique et littéraire, Paris, Klincksieck, « 50 questions », 2004 ; K. Elliott, Rethinking the Novel/Film Debate, Cambridge, Cambridge University Press, 2003 ; E. Frisvold Hanssen, A. Gjelsvik, J. Bruhn (dir.), Adaptation Studies : New Challenges, New Directions, London, Bloomsbury Editor, 2013.
[2] D. Viart, « Le syndrome de Brûlard », dans De la palette à l’écritoire, sous la direction de M. Chefdor, volume 1, Nantes, Loca seria, 1997, pp. 97-109.
[3] L’esthétique intermédiale de la fable est sans doute accentuée, en ce qui concerne le cinéma et la littérature, du fait que, tout comme le roman, le cinéma fabule. Le fantasme avant-gardiste d’une esthétique émancipée de la représentation narrative qui a mobilisé tant la littérature que le cinéma est précisément ce dont nous serions, aujourd’hui, revenus. Voir, à ce propos, l’essai de Jacques Rancière, La Fable cinématographique, Paris, Seuil, 2001.
[4] Comprise comme une histoire racontée et comme une construction imaginaire au sein même de cette histoire.
[5] Ce corpus se compose principalement de romans français et québécois contemporains.