Inconstant et variable.
Le caméléon entre histoire
naturelle et emblématique

- Paul J. Smith
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Fig. 10. Ed. de Dene et M. Gheeraerts,
De warachtighe fabulen..., 1567


Fig. 11. J. Camerarius, Symbolorum et
Emblematicum...
, 1595

       Dans les cercles d’histoire naturelle (on pense au zoologiste bolonais Ulysse Aldrovandi), les remarques critiques de Belon et de Gessner au sujet de l’alimentation aérienne de l’animal sont rapidement validées. Belon avait en effet observé que le caméléon attrapait des insectes avec sa langue, et que, par conséquent, l’animal ne vivait aucunement de l’air. Cependant, en dehors des cercles des naturalistes, ces observations ont été complètement ignorées, consciemment ou inconsciemment. La symbolique du caméléon vivant de l’air était, semble-t-il, trop profondément enracinée dans les esprits pour qu’elle soit aussi vite remise en question

 

Le caméléon de Marcus Gheeraerts [16]

 

       L’artiste brugeois Marcus Gheeraerts l’Ancien (ca. 1520-ca. 1590) constitue un chaînon important entre l’histoire naturelle, et le monde des arts et des lettres. En collaboration avec le poète brugeois Eduard de Dene (ca. 1505-ca. 1578), il publie en 1567 un recueil de fables emblématiques [17], intitulé De warachtighe fabulen der dieren [Véritables Fables des animaux]. Ce recueil a ceci de particulier qu’il puise ses fables non seulement dans la vieille tradition ésopique, mais également dans l’histoire naturelle, ainsi que dans un genre aussi moderne que celui de l’emblème. Dans le cas de la fable du caméléon, il fait se télescoper deux sources textuelles. La principale est l’emblème In Adulatores d’Alciat, dans la traduction française de Barthélemy Aneau (1549), illustrée par Pierre Eskreich (fig. 3), dont voici l’ouverture :

 

Contre les flateurs
Chameleon tousiours baille en allant,
L’air (d’ond il vit) prend, & rend anhelant [18].

 

Le texte de De Dene [19] ajoute cependant un détail absent chez Alciat et Aneau : dans sa version, le caméléon a toujours les yeux ouverts, alors qu’Alciat et son traducteur précisent seulement que le reptile a la bouche ouverte, sans mentionner les yeux. Cette information sur les yeux de l’animal provient directement de la seconde source de De Dene, un texte néerlandais encyclopédique, écrit au XIIIe siècle par Jacob van Maerlant, intitulé Der naturen bloeme [La fleur [autrement dit le meilleur] de la nature]. En combinant ces deux sources, l’une moderne, l’autre médiévale, De Dene illustre à merveille le principe de l’imitation sélective.
       Ce principe s’applique aussi à l’illustration de Gheeraerts. Elle ne s’inspire pas de l’image maladroite et démodée de Pierre Eskreich, qu’il a pu découvrir dans la traduction française d’Alciat (dont, par ailleurs, il s’inspire pour d’autres illustrations), mais prend sa source dans l’histoire naturelle contemporaine, telle qu’elle est illustrée par Belon et Gessner – une comparaison précise entre les queues des quatre caméléons représentées (figs. 3, 6, 7 et 10) prouve, en fait, que c’est bien Gessner qui est la source de Gheeraerts, et non Belon [20]. Or, on constate que, tout en restant fidèle à l’illustration de Gessner, Gheeraerts présente un caméléon plus conforme à la réalité zoologique [21] : il a les yeux protubérants, typiques de l’animal, et non les yeux de lézard dessinés par Gessner. De plus, la bouche de l’animal est beaucoup plus réaliste que celle, aux mâchoires dentelées, représentée par ce dernier. Il semble donc que Gheeraerts ait corrigé dans le détail le caméléon de Gessner en observant de visu un spécimen vivant – observation que Gessner n’avait pas pu faire, comme il le reconnaît dans ses Icones. Peut-être Gheeraerts a-t-il pu voir le caméléon exposé par le poissonnier Jan de Klerk à Anvers dans les années 1550, à moins qu’il ne se soit inspiré du dépliant publicitaire publié par De Klerk (fig. 5). Quoi qu’il en soit, pour représenter le caméléon, Gheeraerts, tout comme De Dene, mais via un autre support, recourt au même principe de l’imitation sélective.

 

Le caméléon après Gheeraerts

 

       C’est surtout grâce aux Warachtighe fabulen der dieren que l’image du caméléon sera durablement fixée, pour des générations entières, partout en Europe. Le fablier flamand est adapté deux fois en français, au cours de l’année 1578. Les deux versions sont imprimées à Anvers : l’une est de la main d’Etienne Perret, qui publie une sélection de 25 fables dans une édition de luxe en format folio, imprimée par Plantin [22] ; l’autre est un recueil anonyme intitulé l’Esbatement moral des animaux, fabriqué par l’imprimeur anversois Gerard Smits pour l’éditeur Philippe Galle. L’Esbatement moral est ensuite traduit par Arnoldus Freitag en latin (Anvers 1579), adapté en néerlandais par Vondel (Amsterdam, 1617), puis en allemand, avec de fidèles copies des illustrations de Gheeraerts réalisées par Egidius (Gilles) Sadeler (Prague, 1608). La version allemande est à son tour traduite à trois reprises en français, toujours avec les mêmes illustrations de Sadeler (1659, 1689, 1743) [23].
       L’image du caméléon telle que l’a reproduite Gheeraerts se propage de pays en pays, dans toute l’Europe à travers ses illustrations. On la rencontre partout : dans les recueils d’emblèmes et autres livres illustrés, ainsi que dans les arts décoratifs (tapisseries, peintures murales, broderies). Nous relèverons trois cas particulièrement intéressants, où l’emblème traditionnel entre en friction avec l’histoire naturelle. Le premier est celui du médecin et botaniste humaniste Joachim Camerarius (1534-1598), qui consacra un emblème au caméléon (fig. 11) dans le second livre de ses Symbolorum et Emblematum Centuriae Quatuor (1590-1604), une série de quatre ouvrages, comportant chacun cent emblèmes et traitant de toutes les espèces naturelles, à savoir, dans l’ordre : les plantes, les animaux terrestres, les animaux de l’air (oiseaux et insectes) et les animaux aquatiques. En tant que savant passionné de zoologie, il ne pouvait négliger les observations critiques de Belon et de Gessner au sujet des habitudes alimentaires du caméléon. Il le fait, cependant, avec une réticence évidente, dans un commentaire étrangement contradictoire :

 

Ipse celsus hianti ore solus animalium nec cibo nec potu alitur, (notandum tamen, interdum muscis, formicis, & aliis vesci) nec alio quam aëru alimento.

[Avec sa bouche grande ouverte vers le haut, c’est le seul animal qui ne vit pas de nourriture ou de boisson (cependant, il convient de noter qu’il mange parfois des mouches, des fourmis et de semblables animaux) et qui se nourrit de rien d’autre que de l’air] [24].

 

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[16] Ce paragraphe présente une mise à jour importante de notre article « L’histoire naturelle et la fable emblématique (1567-1608) : Marcus Gheeraerts, Eduard de Dene, Gilles Sadeler », dans Frank La Brasca et Alfredo Perifano (éds.), La Transmission des savoirs au Moyen  Age et à la Renaissance, vol. 2, Au XVIe siècle, Presses universitaires de Franche-Comté, 2005, pp. 173-186, et plus spécialement pp. 179-181.
[17] Sur ce genre, voir B. Tiemann, Fabel und Emblem. Gilles Corrozet und die französische Renaissance-Fabel, Münich, W. Fink, 1974, et A. Saunders, « Emblems and Emblematic Fables », dans A. Saunders, The Seventeenth-Century French Emblem. A Study in Diversity, Genève, Droz, 2000, pp. 21-64.
[18] La source de De Dene est la traduction française de Barthélemy Aneau avec les illustrations de Pierre Eskreich, imprimée pour la première fois en 1549. Voir D. Geirnaert et P. J. Smith, « The Sources of the Emblematic Fable Book De warachtighe fabulen der dieren (1567) », dans J. Manning, K. Porteman et M. van Vaeck (éds.), The Emblem Tradition and the Low Countries, Turnhout, Brepols, 1999, pp. 23-38.
[19] Malheureusement, il nous est impossible de traduire le texte de De Dene en français moderne en raison de son style laborieux, caractéristique des rhétoriqueurs flamands. Pour une analyse approfondie du texte de De Dene et de ses sources, nous nous référons à notre article en néerlandais « Een veranderlijk dier ».
[20] Sur ce point, nous divergeons quelque peu d’avec Ashworth, malgré ses précautions : « Il est probable que cette image s’inspire de celle de Belon, même si Gheeraerts a pu utiliser la version de Gesner comme source » (Ashworth, Op. cit., p. 135 ; nous traduisons). L’enroulement de la queue de l’animal et la façon dont elle est disposée, chez Gheeraerts, par rapport à la branche et au tronc de l’arbre, se rapprochent plus de l’illustration de Gessner, que de celle de Belon.
[21] Exception faite de la représentation des pattes de l’animal, ainsi que le précise Ashworth : « la structure de la patte a été mal interprétée dans l’illustration [de Gheeraerts], car les pattes postérieures présentent ici une structure 3-3 » (Ashworth , Op. cit., p. 135).
[22] Voir notre article « Les fables emblématiques d’Etienne Perret (1578) », Emblematica, 8, 1994, pp. 221-242. Au début du XVIIe siècle, le recueil de Perret a été maintes fois réédité en français et en néerlandais, et il a récemment été publié en facsimilé : E. Perret, XXV fables des animaux, Préface de Marc Fumaroli, Paris, P.U.F., 2007.
[23] Voir notre article « Cognition in Emblematic Fable Books : Aegidius Sadeler’s Theatrum morum (1608) and its Reception in France (1659-1743) », dans K. A. E. Enenkel et W. Neuber (éds.), Cognition and the Book. Typologies of Formal Organisation of Knowledge in the Printed Book of the Early Modern Period, Leyde-Boston, Brill, 2005, pp. 161-185.
[24] J. Camerarius, Symbolorum et emblematum ex animalibus quadrupedibus desumtorum centuria altera, Nuremberg, J. Hofman et H. Camoxius, 1595, f° 90r°.