L’expression de l’émotion dans les épitaphes
de sépultures d’enfants.
Pour un corpus hétérogène : texte, image, objet

- Catherine Ruchon
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Fig. 13. Cimetière du Père Lachaise

Fig. 14. Cimetière de Lille, 2009

Fig. 15. Cimetière de Lille, années 2000

Fig. 16. Cimetière du Père Lachaise, 1982

Fig. 17. Cimetière des Lilas, 1986

Fig. 18. Cimetière de Montparnasse, 1998

      Par ailleurs, le nom propre de l’individu enterré est toujours présent : le nom de famille est l’inscription minimale de l’épitaphe, à laquelle peuvent s’adjoindre le prénom, les dates de décès, parfois de naissance, et enfin un texte stéréotypé ou plus ou moins personnalisé. Parallèlement, le référent (la personne décédée) est syntaxiquement placée en position de complément ou de sujet inversé et se retrouve passif. C’est le cas de formules telles que :

      Cette position amoindrit fortement l’effet « sujet » de la focalisation sur le nom de famille, souvent gravé sur la stèle (et repris sur les plaques) en lettres capitales et dans une taille de caractère supérieure au reste de l’énoncé. Comme le note L. Althusser, « il n’existe une telle multitude de sujets religieux possibles que sous la condition absolue qu’il y ait un Autre Sujet Unique, Absolu, à savoir Dieu » [35]. La formule « ici repose » suivie des informations identitaires (figs. 7  et 8 ) et qui nous semble si banale est en fait tout particulièrement étonnante. Jean-Didier Urbain remarque que la coïncidence topologique tombe/tombeau est un rite tardif qui ne se systématise qu’entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle. C’est aussi l’époque des fameux dormants (fig. 13) :

 

Avant cette époque, les morts étaient en quelque sorte « atopiques », se noyant humblement dans l’invisible (…). Désormais, du fait même de la contiguïté automatique qu’il entretient avec le « lieu de repos » du défunt, le tombeau n’évoque plus, en priorité du moins, le mort souvenu – ce mort intérieur, ce mort « dans la tête » – mais le mort – – ce mort dans la terre, ce corps dans la nuit […] [36].

 

      Cette formule récurrente, « Ici repose », semble répondre à l’interpellation religieuse chrétienne qui, dans la vision de L. Althusser [37] assigne à chacun son identité et auquel ne peut se soustraire quiconque, ni même un mort, ni même un enfant. L’individu répond à cette interpellation en disant « oui c’est moi/c’est lui, je suis/il-elle est ici ».

Les aphorismes

      L’aphorisme, en tant qu’énoncé détaché [38], est le second type de figement qui apparaît dans ce corpus d’épitaphes. Ces phrases appartenant à la mémoire discursive, dont on ne prend plus la peine de donner la source, qui circulent dans une certaine sphère (ici celle de la mort et du deuil) sans que leur trajet ne soit repérable, et qui – tout comme les proverbes [39] – peuvent donner lieu à des variations paraphrastiques, des combinaisons et des juxtapositions (voir les trois premiers exemples) :

 

Le temps/Les années passe-nt (et) le souvenir reste (figs. 9 ,  14 et 15) : années 1950-2000
Le temps passe il n’efface pas la douleur : années 1950-2000
Tout passe tout s’efface hors le souvenir : années 1950-2000
Ton souvenir restera à jamais gravé dans nos cœurs (fig. 16) : fin XXe-XXIe siècles
Dans notre/mon/nos cœur-s à jamais tu demeures (fig. 17) : XXe-XXIe siècles
Notre pensée est toujours vers toi (fig. 18) : XXe et XXIe siècles
Tu es notre pensée de chaque jour : XXe et XXIe siècles

 

Ces énoncés se caractérisent par différents traits, dont certains sont communs avec ceux des formules :

 

Stéréotypie des émotions et genres discursifs

 

      Le thème de la mort de l’enfant n’a pas été toujours aussi à l’étroit dans un genre discursif. Dans l’Antiquité grecque, les émotions étaient contraintes dans un genre particulier, propre aux funérailles, le thrène. Poignante lamentation funèbre, ce genre prend sa source dans l’Iliade lors de la mort d’Hector et de son deuil (chant XXIV) et sera développé par les tragédiens grecs. Ces lamentations du Ier siècle après Jésus-Christ laissent filtrer la douleur ressentie à la perte d’un enfant, notamment par l’emploi de mots doux :

 

- O mon enfant, mon unique trésor, / tu vas mourir de la main de nos ennemis, / abandonnant ta mère infortunée. (Euripide, Les Troyennes, 415 av. J.C., v. 725-755)
- O ma fille, cher et dernier objet de la douleur de ta mère ! (Ovide, Métamorphoses)

 

      Beaucoup plus tard, au XIIIe siècle, période où s’affirme une production artistique de mères éplorées, se développe un genre littéraire où l’on retrouve l’esprit des lamentations antiques, le planctus (« plainte »), et plus spécifiquement le Planctus Mariae (les lamentations de la Vierge), un genre lyrique qui donne voix à la douleur (planctus signifiant « lamentation, bruyante douleur »). Ce détour historique montre qu’il est possible de laisser s’exprimer une émotion tout en en fixant un cadre discursif. Cela semblait d’ailleurs être le cas dans les épitaphes du XIXe siècle, où l’on trouve des marques expressives plus évidentes. J’en donnerai pour exemples ces deux épitaphes du cimetière du Calvaire, la première datant de 1803 et la seconde de 1817 ; elles sont dédiées à des enfants décédés à l’âge de 3 ans :

 

Elle était trop aimable et trop chérie pour être oubliée.
L’espoir de la retrouver un jour est l’unique consolation et le seul désir de ses tendres mères.

Sous ce monument solitaire
Repose un fils chéri Objet de tous nos vœux
Si le temps adoucit notre douleur amère
« Ne pleurons plus il est heureux ».

 

      L’émotion est perceptible au travers des qualificatifs de ce fils « chéri » et « objet de tous nos vœux ». La douleur est verbalisée, caractérisée par un adjectif qui ne glorifie pas cette mort puisqu’elle est « amère » en dépit de la conclusion de l’épitaphe (ne pleurons plus il est heureux) qui voudrait en temporiser la force.
      Ainsi que l’écrit Philippe Forest dans L’enfant éternel :

 

L’image de l’enfant mort – fille, fils ou fiancée, ravis au seuil de l’existence – habite toute la sensibilité du siècle passé. Elle nous est devenue insupportable car la civilisation où nous vivons a fini presque son inutile travail de dénégation : les enfants ne meurent plus, n’est-ce pas ? (…) Mais le XIXe siècle n’a pas encore fermé les yeux sur la mort [40].

 

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[35] L. Althusser, Positions, Op. cit., p. 130.
[36] J.-D. Urbain, « Les cimetières d’Occident. Des sociétés de conservation », art. cit., p. 200.
[37] L. Althusser, Positions, Op. cit., p. 129.
[38] D. Maingueneau, Les Phrases sans texte, Paris, Amand Colin, 2012.
[39] J.-C. Anscombre, « Les Proverbes : un figement du deuxième type ? », art. cit., pp. 23-24.
[40] P. Forest, L’Enfant éternel, Paris, Gallimard, p. 206.