Le livre et ses figures
- Marie-Claire Planche
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Fig. 9. A. Flamen, Livre de cartouches, 1664

Fig. 11. J. Frosne, Les glorieuses conquêtes de
Louis Le Grand
, 1676-1694

Fig. 12. J. Frosne, Les glorieuses conquêtes de
Louis le Grand
, 1676-1694

Fig. 13. J. Frosne, Portrait de Louis XIII, 1676-1694

Fig. 14. S. Leclerc, Phobos et Eleos, 1676

Fig. 16. R.-U. Massard, Andromaque, 1801

      L’estampe peut aussi être un art de la production en série comme semble le confirmer Le Livre de plusieurs cartouches d’Albert Flamen édité en 1664. La suite de douze pièces propose des compositions sans motif et sans lettre en leur centre, à l’exception de la feuille de titre (fig. 9) [15]. La composition en miroir qui comporte rinceaux et sirènes annonce un ensemble raffiné dans lequel les motifs végétaux et quelques animaux signent une inventio où la grâce se mêle à la fantaisie (fig. 10 ). Le livre s’impose par le trait et les motifs proposent l’idée d’un document visuel utilisable et interchangeable. L’illustration se démarque alors du texte qui, a priori, n’est pas interchangeable, ne sert pas de passe-partout. L’ouvrage de Pontault de Beaulieu, Les glorieuses conquêtes de Louis le Grand révèle une autre pratique [16] : les passe-partout dus à Jean Frosne sont destinés à recevoir des portraits et leur titulature. La feuille aux armes de France et de Navarre propose un cartouche à la peau du lion de Némée [17] encadré de Centaures tenant massue (fig. 11). Ce motif fut utilisé pour accueillir la titulature des différents personnages portraiturés : Louis II de Bourbon-Condé, Gaston d’Orléans, le cardinal de Richelieu, ou Louis XIII (fig. 12). Les titulatures royales sont les plus brèves, toutes présentent une lettre qui rappelle l’écriture manuscrite. Les armes sont celles de chacun et les portraits conventionnels qui trouvent place dans des médaillons qu’accompagnent le plus souvent des étendards sont de bonne qualité (fig. 13). Le principe mis en œuvre dans ces volumes révèle une pratique de l’estampe qui unit l’individualisation et l’uniformisation. La convention de représentation forme une ligne directrice qui donne une unité aux portraits et scande l’ouvrage. Elle permet aussi de relier les cartes des batailles, des sièges aux figures des « Grands ».
       Quand certaines estampes ont été remployées, d’autres sont réinterprétées dans des éditions souvent moins prestigieuses. Ce processus ne manque pas de susciter quelques interrogations face aux problèmes récurrents de qualité. Charles Lebrun dessina le frontispice de l’édition collective des Œuvres de Jean Racine publiée en 1676 (fig. 14). La composition, qui fit l’objet de commentaires nourris, met en scène au pied de Melpomène le combat des Frères ennemis. Etéocle et Polynice sont encadrés de la Terreur et de la Pitié. Le titre-frontispice recourt à l’allégorie en faisant référence à la catharsis d’Aristote. La scène, gravée par Sébastien Leclerc, allie mouvement et hiératisme. Le motif du Premier peintre du roi séduisit puisqu’il fut utilisé pour une autre édition de la fin du siècle [18]. Jacobus Harrewyn, qui propose dans cette édition des vignettes parfois bien curieuses, offre une interprétation assez personnelle (fig. 15 ) dans laquelle l’agitation et la confusion l’emportent. Le combat perd en lisibilité tandis que Melpomène gagne en puissance et en théâtralité. Harrewyn qui, dans cette édition, a repris les compositions des éditions précédentes est un artiste surprenant, capable d’introduire le grotesque dans les tragédies de Racine. Nous pourrions multiplier les exemples de ces nouvelles utilisations iconographiques souvent destinées à des œuvres de plus petit format. Elles ne participent pas d’un renouvellement de l’iconographie, mais rappellent qu’illustrer un ouvrage coûte cher et qu’il peut être profitable de se dispenser de l’étape d’invention.
       Le dernier exemple montre les frontières ténues entre la peinture et l’estampe puisque la gravure figurant la rencontre entre Hermione et Oreste après le meurtre de Pyrrhus a certainement inspiré la composition d’un tableau de chevalet (fig. 16). En effet, l’estampe de Girodet est l’une des grandes planches de l’édition Didot de 1801 et constitue, comme les autres estampes commandées par l’imprimeur, un tableau gravé. C’est ainsi que Pierre Didot conçut ses volumes d’hommage à Racine. Le format vertical qui est celui du livre, la lettre qui rattache la composition aux vers de Racine rappellent la proximité entre le texte et l’image. Oreste, qui n’a pas compris les tourments du cœur d’Hermione, se présente à elle tenant à la main l’arme ensanglantée par laquelle périt Pyrrhus :

 

Oreste
Madame, c'en est fait, et vous êtes servie :
Pyrrhus rend à l'autel son infidèle vie.

Hermione
Il est mort ?

Oreste
Il expire ; et nos Grecs irrités
Ont lavé dans son sang ses infidélités.
(…)

Hermione
Va faire chez tes Grecs admirer ta fureur,
Va, je la désavoue, et tu me fais horreur.
Barbare, qu'as-tu fait ? Avec quelle furie
As-tu tranché le cours d'une si belle vie ! [19]

 

On admire les mouvements contrastés, l’élégance néoclassique du corps fin d’Hermione qui s’oppose à la force brutale, presque bestiale d’Oreste au corps épais. Penché vers elle, la touchant presque de sa main et de son pied, il exprime son incompréhension, face aux bras tendus qui le rejettent. Le sujet de cette estampe se trouve également dans une peinture qui fut longtemps attribuée à Pierre-Narcisse Guérin, sans doute parce qu’il peignit deux tableaux d’après Racine : Phèdre et Hippolyte, Andromaque et Pyrrhus. La toile [20] a perdu son attribution et se trouve maintenant rattachée à l’Ecole française du XIXe siècle. Postérieure à l’estampe, l’œuvre proposerait une forme de transposition inhabituelle : la peinture fut en effet assez souvent une source d’inspiration pour la gravure ; ici le processus est inversé. Les dessins préparatoires à l’édition Didot ont été conservés, peut-être ont-ils circulés. Quant à l’édition aux trois volumes in-folio, elle séduisit. Le tableau du musée de Caen propose une composition inversée avec un format en largeur qui l’éloigne du livre illustré. L’édition Didot a inspiré une composition peinte qui rappelle aussi l’autonomie des arts visuels par rapport à l’écrit. Le tableau peut se détacher du texte dans un art de la transposition qui ne se départit pas de l’interprétation. De ce fait, peut-être pouvons-nous voir dans ce tableau un processus de démontage/remontage, par le biais d’un autre support artistique. Enfin, ces deux œuvres offrent une lecture de Racine qui dit les tensions, la confrontation, l’incompréhension.

      Le livre, en tant qu’objet a subi et subit encore de nombreuses transformations, aussi avons-nous tenté de circonscrire différents processus qui président au montage, démontage, remontage. De l’assemblage des cahiers à l’insertion des estampes, il s’associe, se lie physiquement à l’illustration à travers différents procédés. Nous avons rappelé les liens, la proximité entre le texte et l’image, pourtant dans les opérations de démontage l’estampe peut être arrachée au texte. C’est le lot des ouvrages dépecés afin que leurs estampes soient collectionnées ou vendues séparément. L’enquête que nous avons menée s’avère alors encore plus complexe puis le dialogue des arts se trouve rompu.

 

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[15] Livre de plusieurs cartouches, Inventez et dessignez par AB. Flamen. A Paris chez van Merlen, rue S. Iacques a la ville d’Anvers Avec privil. Du Roy, 1664. Les compositions mesurent environ 10 cm x 12 cm.
[16] Sébastien Pontault de Beaulieu, Les glorieuses conquêtes de Louis le Grand, Paris, chez l’auteur, 1676-1694, 2 vol., in-fol. « Tous les exemplaires "complets" présentent des portraits de maréchaux et des profils des villes (…) les portraits (Condé) dont la composition passe-partout en forme de monument relève de cinq à six types, montrent un médaillon vide dans lequel on a collé le portrait du maréchal, en dessous très souvent ses armes, en dessous encore on a collé un texte, indiquant le nom et les fonctions du personnages. Ces passe-partout signés Jean Frosne, servent donc plusieurs, fois, de même que les portraits, que l’on retrouve dans les profils des villes » (Fr. Pellicer, « Les Glorieuses conquêtes de Louis le Grand (Le Grand Beaulieu ou Beaulieu XV) de Sébastien Pontault de Beaulieu : Quelques problèmes d’attribution », dans Arts et culture, une vision méridionale, sous la direction de M. Barrucand, Paris, Presses de la Sorbonne, 2001, p. 102). Voir aussi Fr. Pellicer, « Les Glorieuses conquêtes de Louis le Grand de Sébastien de Beaulieu : éloge et justification », dans Images de guerre, guerre des images, paix en images, sous la direction de M. Cadé et M. Galinier, Perpignan, PUPS, 2013.
[17] La dépouille sert aussi d’encadrement aux cartes qui composent le volume.
[18] Jean Racine, Œuvres, Paris, Claude Barbin, 1676, In-18. Jean Racine, Œuvres, Paris, Pralart, 1699-1700, In-12. Frontispice du tome II. Cette édition fut de nouveau publiée à Amsterdam chez Henri Schelte en 1713. Concernant l’illustration du théâtre de Jean Racine nous renvoyons à notre ouvrage : De l’iconographie racinienne, dessiner et peindre les passions, Turnhout, Brepols, 2011.
[19] Racine, Andromaque, V, 3.
[20] Ecole française du XIXe siècle, Hermione et Oreste, v. 1815, H. 1,29 m ; L. 1,60 m, Musée des Beaux-Arts de Caen. Le tableau est visible ici