Réflexions sur le genre scénaristique :
le cas de Pier Paolo Pasolini

- Amandine Melan
_______________________________

pages 1 2 3 4

      Dans le cas du scénario, ces deux figures sont d’autant plus fondamentales que leurs présences ne sont pas garanties. Ainsi, quand le scénario se limite à être seulement un instrument au service de l’élaboration d’un film, cela signifie que le scénariste n’assume pas de fonction auctoriale et qu’il est seulement un travailleur au sein d’une équipe de tournage ; le lecteur d’un tel scénario sera un professionnel du milieu cinématographique et le lira pour prendre connaissance d’une tâche à accomplir. Quand, en revanche, le scénario est également un objet littéraire, son scénariste, alors, est également un auteur ; la lecture peut devenir un acte libre et n’est plus conditionnée exclusivement par des impératifs professionnels.

 

Pasolini : un écrivain du XXe siècle

 

      Pasolini a écrit ses textes cinématographiques de la même manière que ses nouvelles, ses romans et certains de ses essais tels que Gennariello [9]. Son style est caractérisé par un recours relativement fréquent au discours indirect libre, par un registre de langue populaire voire dialectal, par l’implication directe du narrateur dans sa narration (il n’est pas rare que le narrateur – qui se confond souvent avec l’auteur – émette des jugements critiques sur ses personnages), par l’usage du présent (dans la majeure partie de sa production littéraire), certaines fois par l’autocitation et, globalement, par une forte intertextualité. L’usage du présent – temps typique du scénario –, par opposition au passé simple – le temps traditionnellement dit « de la narration » –, renvoie au « degré zéro de l’écriture » défini par Roland Barthes en 1953 [10], à une époque où Pasolini se dédiait à l’écriture de romans et de nouvelles et faisait, sur commande pour d’autres réalisateurs, ses premiers pas dans le domaine de l’écriture scénaristique. Et pourtant, avec Pasolini, nous sommes bien loin de l’Etranger d’Albert Camus cité par Barthes à titre d’exemple ; on ne peut pas vraiment dire que, dans ses scénarios et dans ses traitements, « l’écriture se réduit alors à une sorte de mode négatif dans lequel les caractères sociaux ou mythiques d’un langage s’abolissent au profit d’un état neutre et inerte de la forme » [11]. L’adoption d’un langage populaire voire dialectal, dans ses romans comme dans certains de ses scénarios (par exemple celui d’Accattone), renvoie à une autre tendance littéraire bien présente au siècle dernier [12] et que Barthes interprète de cette manière :

 

Aussi, la restitution du langage parlé, imaginé d’abord dans le mimétisme amusé du pittoresque, a-t-elle fini par exprimer tout le contenu de la contradiction sociale : dans l’œuvre de Céline, par exemple, l’écriture n’est pas au service d’une pensée, comme un décor réaliste réussi, qui serait juxtaposé à la peinture d’une sous-classe sociale; elle représente vraiment la plongée de l’écrivain dans l’opacité poisseuse de la condition qu’il décrit. Sans doute s’agit-il toujours d’une expression, et la Littérature n’est pas dépassée. Mais il faut convenir que de tous les moyens de description (puisque jusqu’à présent la Littérature s’est surtout voulu cela), l’appréhension d’un langage réel est pour l’écrivain l’acte littéraire le plus humain. Et toute une partie de la Littérature moderne est traversée par les lambeaux plus ou moins précis de ce rêve : un langage littéraire qui aurait rejoint la naturalité des langages sociaux. (…) Mais quelle que soit la réussite de ces peintures, elles ne sont jamais que des reproductions, des sortes d’airs encadrés par de longs récitatifs d’une écriture entièrement conventionnelle [13].

 

Cette « plongée de l’écrivain dans l’opacité poisseuse de la condition qu’il décrit » pourrait bien être une des conditions nécessaires à l’écriture scénaristique. Le narrateur doit jouer sur l’illusion de l’hic et nunc et de l’identification la plus étroite avec les sujets représentés. L’usage du présent tout comme le recours à un langage populaire ou au dialecte sont autant d’éléments qui renforcent l’impression de réalisme, de vision directe, l’impression que quelque chose est en train de se passer « sous les yeux » du narrataire.

 

Une fonctionnalité a priori embarrassante

 

      A première vue, le problème principal des scénarios découle de leur caractère fonctionnel et de tous les indices d’une telle fonctionnalité (indications techniques, sens de l’immédiateté, caractère provisoire, etc.) : le texte existe uniquement en fonction d’un film dont il constitue l’ossature. Encore une fois, le scénario est en de nombreux points comparable au texte théâtral dont la finalité correspond à une performance scénique. Marco De Marinis, dans son essai Capire il teatro, rappelle d’ailleurs au lecteur que le texte spectaculaire ne constitue qu’un seul aspect, parmi beaucoup d’autres, du phénomène théâtral [14]. De même, les textes de théâtre, comme les scénarios, présentent des formes de limitation : tout ne peut pas être représenté. Personne ne songerait pour autant à contester la valeur littéraire de ces textes.
      Le recueil Expérience hérétique de Pasolini contient un article fondamental qui éclaire le point de vue de l’artiste italien sur la valeur littéraire des scénarios : « Le scénario comme structure tendant à être une autre structure » (« La sceneggiatura come struttura che vuole essere altra struttura », 1965). Pasolini y considère le cas particulier du scénario d’un écrivain, qui n’aurait pas été tiré d’un roman ni traduit en film. Selon lui, lorsqu’un auteur décide d’adopter la « technique » du scénario entendu comme une œuvre autonome, il devra obligatoirement accepter l’allusion qu’il contient à un film à réaliser. A cette condition, l’œuvre acquière un caractère à la fois typique et autonome qui le distingue des genres littéraires « traditionnels » pour mieux affirmer son appartenance à un genre nouveau [15]. Huit ans plus tard, en 1973, Pasolini développe cette idée dans un commentaire au sujet du roman Oh, Serafina ! de Giuseppe Berto. Il y insiste sur le fait que les critiques littéraires doivent prendre acte de l’émergence d’un genre nouveau, d’une technique nouvelle appartenant au domaine de la littérature. « Le scénario et le traitement sont des œuvres littéraires, pour la simple raison que leur auteur a conscience que leur intégration n’est pas littéraire : il s’agit en fait de structures provisoirement linguistiques, qui "veulent" en réalité être d’autres structures, des structures cinématographiques » [16], écrit-il. Et il rappelle l’importance, pour l’écrivain, d’obtenir la collaboration d’un lecteur chargé de visualiser ce qui est écrit de manière provisoire.
      Pasolini proclame donc le statut d’œuvre littéraire des scénarios en rappelant justement ce qui fait leur spécificité : être des structures seulement provisoirement linguistiques, dans l’attente de devenir des structures cinématographiques. Ce caractère hybride n’est donc plus problématique : il devient l’indice d’appartenance à un genre littéraire désormais défini et reconnu comme tel.

 

>suite
retour<
sommaire

[9] Id., Gennariello, dans Lutere Letterane, Milano, Garzanti, 2009 [1976] et dans P. P. Pasolini, Saggi sulla politica e sulla società, Milano, Mondadori, 1999.
[10] R. Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, 1971.
[11] Ibid., p. 67.
[12] Cette tendance eut néanmoins ses précurseurs déjà au cours du XIXe siècle. En Italie, Giovanni Verga en est un des plus célèbres ; il eut par ailleurs une influence plus que probable sur Pasolini.
[13] R. Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, Op. cit., p. 71.
[14] M. De Marinis, Capire il teatro. Lineamenti di una nuova teatrologia, Roma, Bulzoni Editore, 2000.
[15] Voir P. P. Pasolini, « La sceneggiatura come "struttura che vuole essere altra struttura" », dans Empirismo eretico, art. cit., pp. 188-189.
[16] Ibid., « Louis-Ferdinand Céline, Il castello dei rifugiati; Gabriel Garcìa Màrquez, Cent’anni di solitudine; Giuseppe Berto, Oh, Serafina !  », dans Descrizioni di descrizioni, Saggi sulla letteratura e sull’arte, vol. 2, a c. Di W. Siti e S. De Laude, Milano, Mondadori, 1999, p. 1834 (« La sceneggiatura e il trattamento sono opere letterarie in quanto il loro autore ha coscienza che la loro integrazione non è letteraria: che cioè sono strutture provvisoriamente linguistiche, che ‘vogliono’ in realtà essere altre strutture: strutture, nella fattispecie, cinematografiche »).