L’ex-spectation.
L’écriture comme (une) pratique
cinéphilique chez Stanley Cavell

- Benjamin Lesson
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      Le cinéma se distingue du langage philosophique en ce qu’il n’évoque pas d’emblée que notre expérience du film reflète notre condition de parole – comme s’il nous mettait dans une sorte de confiance « pré-théorique », une sorte d’évidence. C’est précisément la tension entre l’évidence cinématographique et la complexité de ses conditions qui compose la pensée cinématographique – tension qu’on retrouve entre le titre original de son premier ouvrage du cinéma, « The World Viewed », et sa traduction française, « La Projection du monde ». Le « World viewed », c’est le monde vu selon une Weltanschauung [10], une condition de vision, une conception du monde ; le monde montré, dans le cadre du film, comme évidence – à entendre ici, à la fois comme présence et comme certitude.
      Parler de « monde projeté », c’est, au contraire, pointer le fait que nous en sommes éloignés, que nous devons nous projeter nous aussi dans ce cadre – que nous devons donc interroger nos propres projections [11] et les structures du cadre d’intelligibilité. Nous trouvons là le paradoxe de la pensée cinématographique : nous sommes « absorbés » dans cette Weltanschauung, mais, en même temps, nous en sommes séparés, ce qui nous permet de nous questionner sur nos propres « projections ». Dans cette optique,

 

la façon dont le cinéma rend présent le monde en nous en absentant paraît comme la confirmation de quelque chose qui est déjà vrai de notre stade de l’existence. (…) Le « sens de la réalité » que procure le cinéma est le sens de cette réalité, une réalité à l’égard de laquelle nous ressentons déjà une distance [12].

 

      Il y aurait une sorte de partage implicite des tâches entre cinéma et philosophie. La philosophie interroge constamment l’expérience que nous faisons du monde, et les moyens par lesquels nous la faisons. Elle complique l’articulation de nos mots au monde et celle de notre expérience aux choses. (A ce titre, la tâche philosophique que s’est donné Cavell est de chercher des clefs pour ne pas sombrer dans le doute total, dans la défiance absolue au langage – autrement dit, de ne pas s’enferrer dans le scepticisme). Le cinéma, au contraire, joue à imiter le monde et nous permet de nous réconcilier avec celui-ci et avec le langage. Le premier analyse notre cadre de compréhension et d’action, le second nous en rappelle la nécessité et, par son évidence, nous invite à l’accepter comme dimension de l’existence.
      Ce n’est cependant pas une sorte d’angélisme philosophique. Les films « proposent une configuration différente des voies intellectuelles et émotionnelles déjà explorées par la philosophie mais dont celle-ci se détourne parfois prématurément » [13]. Le cinéma a un intérêt expérientiel que n’a pas la philosophie ; écrire sur le cinéma, pour Cavell, revient à restituer une expérience de pensée.

 

L’écriture cavellienne : une mise en forme de la posture spectatorielle

 

      Puisque Cavell est particulièrement attentif au croisement de l’esthétique et de l’éthique, et puisque le cinéma permet des expériences de pensée en dialogue avec la philosophie, la manière dont il nous en rend compte est aussi déterminante que son contenu.
      L’écriture cavellienne est un « montage » – comme on parle de montage au cinéma – dans lequel il veille à articuler le mouvement de la pensée avec la narration filmique. Il y a deux types de « montage cavellien ». Un premier, dans lequel l’expérience filmique est mobilisée dans une perspective philosophique, inscrite dans une question (c’est le cas du recueil Le Cinéma nous rend-il meilleurs ? [14]). Un second « montage », dans lequel le fil de l’œuvre dirige la réflexion, où les questions et réflexions s’agrègent dans la progression du film (c’est le cas du recueil Philosophie des salles obscures [15] où s’alternent des chapitres d’exégèse philosophique et d’études d’œuvres).
      Loin d’être un exercice de style, cette manière d’écrire manifeste la spectation, c’est-à-dire ce qui est en jeu, lorsque le spectateur rencontre le film. Si le film nous « parle », s’il s’ancre dans notre expérience personnelle, c’est parce que nous sommes en accord avec lui. En prenant en considération les détails signifiants qui dictent la manière dont il doit être lu, le spectateur reconnaît « l’intelligence déjà appliquée par un film à sa réalisation » [16] – c’est là une source du plaisir esthétique :

 

En art, étant donné le fait que nous nous trouvons face à l’œuvre de quelqu’un, notre intérêt a pour but de nous placer dans le tourbillon des événements qu’elle déclenche. Dans tous les cas, le besoin est celui d’arriver à des termes d’accord, de relever le contenu d’un geste humain [17].

 

Le spectateur a donc un rôle dans le procès de signification du film, une fonction aussi essentielle que celle du réalisateur. C’est pourquoi nous pouvons parler de spectation (comme on peut parler, parallèlement, de réalisation). Le partage des tâches a une visée : celle de

 

donner signification et importance aux possibilités et aux nécessités spécifiques du moyen d’expression physique du cinéma (…) et leur assigner signification et importance sont les actes fondamentaux, respectivement, du metteur en scène d’un film et du critique (ou du public) de cinéma [18].

 

Ce faisant on apprend à repérer ce qui peut sembler important (dans l’accord avec le cinéaste), et ce qui peut l’être pour nous – cela parce que la vérité n’est pas une et extérieure, mais se définit aussi par notre perception de ce qui est pertinent pour nous, de ce qui compte.
      L’attention au mode de signification peut prendre appui sur une scène particulière, comme elle peut également s’établir sur l’ensemble du film, par exemple, dans le repérage de la manière dont celui-ci s’inscrit dans une certaine tradition cinématographique – notamment le genre. Il y a, dans de nombreux films, des scènes qui modifient substantiellement l’intelligibilité et qui incitent à une « lecture rétrospective ». C’est le cas, par exemple, de la fin de Stella Dallas, où Stella est spectatrice, depuis la rue, du mariage de sa fille [19]. La fenêtre fait écran entre elle et sa fille ; puis Stella quitte la scène et remonte la rue, vue de face. L’expérience du film change dès lors considérablement aux yeux de Cavell : « l’écran devient son regard ». Cette transfiguration de l’image doit être apposée à l’interprétation de la totalité du film. Ce dernier n’est plus un simple manifeste contre les inégalités sociales (dont serait victime le personnage principal Stella Dallas), c’est-à-dire la manifestation d’un concept (l’inégalité sociale) à travers un exemple ; il s’agit plutôt de s’interroger sur ce qui compose le regard de Stella. Dans le premier cas, le spectateur est posé en juge, et il pense le film à partir d’un certain nombre de normes ; dans le second cas, il est confronté au domaine d’une sensibilité – il n’a donc pas cette distance suffisante lui permettant de juger. Le film ne relate plus l’échec social d’une femme, mais, au contraire, son affirmation singulière, sa capacité à ne plus devoir nécessairement exister à travers le regard des hommes (c’est-à-dire d’une norme). Sa fille est peut-être parvenue, Stella, quant à elle, est advenue (ce qu’elle est).

 

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[10] La Weltanschauung est une notion développée principalement dans la philosophie romantique allemande, et signifiant la représentation qu’on se fait du monde, selon une sensibilité particulière. Ce terme, faisant pourtant beaucoup débat dans le champ philosophique contemporain, est parfois utilisé par Cavell.
[11] Stanley Cavell a fait part de son intérêt pour le titre français. D’une part, parce qu’il laisse entendre que le film importe ses propres conditions de vision ; ensuite, parce que l’idée de projection rappelle qu’il y a des interventions humaines dans le processus de signification cinématographique (notamment la part du spectateur) ; enfin, parce que le film deviendrait, comme dans l’idée freudienne de « projection », l’incarnation de quelque chose qu’ordinairement on refuse de voir (Laugier S. & Cerisuelo M. (dir.), Stanley Cavell. Cinéma et Philosophie, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001).
[12] S. Cavell, La Projection du monde, Op. cit., p. 281.
[13] S. Cavell, Philosophie des salles obscures, Paris, Flammarion, 2011, p. 24.
[14] S. Cavell, Le Cinéma nous rend-il meilleurs ?, Op.cit.
[15] S. Cavell, Philosophie des Salles obscures, Op.cit.
[16] S. Cavell, A la recherche du bonheur, Op. cit., p. 17.
[17] S. Cavell, Dire et vouloir dire, Op. cit., p. 375.
[18] S. Cavell, La Projection du monde, Op. cit., pp. 11-12.
[19] S. Cavell, « Stella Dallas », dans Philosophie des salles obscures, Op. cit., pp. 313-330. Voir également l’analyse éclairante proposée par Pascal Duval.