Chutes d’Histoire(s) du cinéma dans le livre
de Jean-Luc Godard (Gallimard, 1998)

- Anne-Cécile Guilbard
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      La seconde double page, avec son texte entre ses quatre images en noir et blanc (gravure d’enfant mort, Keaton menacé, une main et de la pellicule, et un enfant qui brandit un fusil) exerce le mouvement de chiasme que dit le texte dans sa mise en espace autant que dans ses mots mêmes : de l’enfant mort à celui qui brandit son fusil, c’est la guerre ; la pellicule et Keaton, c’est le cinéma : le réseau tissé entre les quatre images n’a rien d’évident, sinon l’écho formel du noir et blanc encore, du silence des images, et cette énonciatrice, Clio, qui se nomme et évoque cette hypothèse selon laquelle elle aurait pu être l’histoire sans faire texte. Idée, réalité, vie sont les trois noms de ce que le mouvement et non le texte peuvent accomplir. Alors l’enfant mort peut être ressuscité, en combattant, par Buster Keaton qui incarne le cinéma muet – c’est-à-dire dont le texte est réduit aux seuls cartons ponctuels – et réfère au montage par la pellicule. On retrouve là cette mission du cinéma que Godard lui assignait, comme à la Renaissance la peinture avec la perspective, de penser autrement que par la linéarité fixe et hiérarchisée. La diffraction du regard, éparpillé entre les images et désorienté par le texte qui se réfute lui-même en tant que tel, opère des fonctions de raccord par analogie, tous faux raccords coupés au blanc, dans l’éclatement centrifuge d’une pensée dispensée, dispersée – c’est le dis- au blanc qui importe ici : séparation qui réclame réparation, bricolage mental pour ressouder les morceaux donnés comme potentiel cohérent.
      La mise en page appelle à « penser avec les mains », ainsi que Godard le reprend à Denis de Rougemont [34], des mains du Christ sortant des limbes (Cézanne, 1863) à celles du monteur (Woody Allen) de King Lear. Le texte anglais proviendrait d’une autre définition du montage, que Godard attribue [35] à Guitry dans King Lear : « handling in both hands the present, the future and the past ». Responsabilité de l’historien et impuissance à finir se conjuguent ici avec la résurrection des morts en quoi consistent aussi bien l’histoire que le cinéma aux yeux du réalisateur. Il reprend ailleurs à Bresson dans l’adaptation du Journal d’un curé de campagne de Bernanos : « Ô merveille, qu’on puisse ainsi faire présent de ce qu’on ne possède pas soi-même, ô doux miracle de nos mains vides ! » [36], ce qui, outre le lien entre religion et amour que la formule dessine, fait dire à Jean Cléder que « la force poétique de la création ne procède plus de telle ou telle donnée (les mains du cinéaste sont vides), mais d’un assemblage (les mains du cinéaste travaillent) » [37]. Vides, ce n’est pas tout à fait vrai, il y a le celluloïd et ses images empreintes, mais cette matière est encore sans forme avant que le réalisateur n’en réalise une, une forme, sous forme de raccords. A ce titre, on peut convenir que les mains sont bien vides, leur façon d’agir est d’ailleurs toute négative, qui procède par la coupe.
      Le texte de Péguy reprend suite à cette insertion, pour distinguer l’idée du mot, la première étant rapprochée de l’intention, du mouvement, de l’usage ou de la parenté, tous termes à l’indéfini. Contre le mot, contre le texte fondé sur le mot, déterminé par lui : la quatrième double page affirme l’image comme valeur première. Les trois images en regard reprennent en séquence remontée une dernière idée du montage (pour l’extrait), celle de Bresson : « rapprocher des choses qui n’ont encore jamais été rapprochées [et ne semblaient pas disposées à l’être] ». Le texte est distribué en inscription sur trois images : la première est ce qui reste d’une alternance dans l’émission entre deux plans, une femme puis un homme (Cary Grant dans La Dame du vendredi, Hawks 1940), qui faisait clignoter le sens même de « rapprocher » par le téléphone deux êtres distants, comme le fait le cinéma, ou la télévision [38]. Dans le livre, il n’y a plus que la femme sur l’image de laquelle est inscrite l’injonction « rapprocher les choses », qui parce qu’elle tient son téléphone, ouvre le sens à une interlocution. Dessous, Bacon, Trois études pour Lucian Freud (1969) reprend à un autre moment mais comme dans l’émission sa fonction de support de la même part entre deux de l’énoncé « qui n’ont pas encore ». Pertinence de cet entre-deux textuel qui dit la figuration défiguration en train de se faire, entre le sujet et l’objet dans leur devenir réciproque, l’expérience de la durée dans le mouvement ici fixée dans la peinture [39].
      Et enfin, la troisième et dernière image est une image composite, une surimpression dans un mouvement d’iris encore, dont est fixée ici une stase, mais qui a la particularité, dans ce passage du livre et de l’émission qui réfute si fort le texte et les mots, de cadrer paradoxalement pour finir un espace de texte : c’est un plan de page de livre des éditions de Minuit au travers duquel passe la foule de Metropolis de Fritz Lang (1927). Il s’agit de la dernière page, la fin du petit texte de Beckett intitulé L’Image [40] :

 

je souris encore ce n’est plus la peine depuis longtemps ce n’est plus la peine la langue ressort va dans la boue je reste comme ça plus soif la langue rentre dans la bouche se referme elle doit faire une ligne à présent c’est fait j’ai fait l’image.

 

      La boue beckettienne est faite des résidus verbaux morts et décomposés, humus dans lequel l’homme ne peut que se dire et échoue à se dire. Un montage désagrégé, moisi, dans lequel faire l’image n’est pas découvrir une flaque ou un miroir, mais tirer la langue dans la boue (aussi bien qu’à la boue : lui faire la nique), attirer les vieux mots dans une grimace vaine. En défaisant la syntaxe, Beckett désarticule la langue, et c’est ce démontage qui fait image. Pas de ponctuation pas de hiérarchie. Pas de phrase. Dans l’iris de Godard, les mots sont rapprochés de la foule insurgée de Fritz Lang. Les mots et la foule, « the mob » apparaissent comme ces atomes en mouvement qui se pressent pour constituer la matière à l’intérieur de laquelle des constellations se forment et se défont – Godard emploie à la suite de Benjamin cette image de la pensée, surgissement tourbillonnaire de l’aura [41].

      Montage, démontage, remontage sont ainsi, au cinéma qui est pensée, comme dans l’écriture d’un Beckett, non pas trois opérations distinctes mais toujours la même, vainement saisissable dans ses stases.
      A ce titre, le livre fonctionne comme mise en jeu des mots et des images, il s’agit de rendre au mouvement les statues de sel [42] (vieux mots, images tellement vues qu’elles nous ont rendu aveugles) ; très traditionnellement – d’une tradition qui appartient à la poésie –, le blanc incarne ce mouvement. Mais les images, visibles, et non seulement les citations verbales attestent du langage comme remontage permanent de chutes d’autres montages, réalisés ou non.
      L’hypothèse était donc naïve, que le livre trahirait la pensée du cinéma qu’on trouve dans les émissions, que les chutes cinématographiques, réduites à des bribes de pellicule, de texte, ne seraient que traces isolées, esseulées, éparses du mouvement qui les portait et était tout. Celui-ci charrie des fragments qui sont ceux des émissions pour qui les a vues, mais il restitue aussi (tout) ce qui n’a pas été encore filmé ou vu ou lu : le fonctionnement même de la mémoire, son foisonnement, dans la complexité variable de ses opérations de raccord. Ici aussi, dans le livre comme dans les émissions, la coupe, spatiale comme temporelle, est ce qui enclenche la mise en branle de l’image, sa mise en mouvement imaginaire : le regardeur désire restituer au détail ce qui faisait l’intégrité du cadre du tableau, au plan perforé par l’iris ce qui faisait sa complétude, aux mots cités le livre dont ils sont extraits et la langue qui les ordonne. C’est ainsi toujours le défaut de l’image, sa part manquante, l’altération visible qui lui est faite [43] – dont elle est faite – qui détermine sa mise en œuvre dans Histoire(s) du cinéma. Dès lors, et c’est bien ainsi qu’on pouvait en fait l’imaginer, ce qui reste du cinéma, dans le livre de Jean-Luc Godard, c’est encore le cinéma.

 

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[34] Dans « Parler du manque », entretien avec Serge Toubiana et Alain Bergala dans Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, Seuil/Cahiers du cinéma, 1998, vol. 2, p. 360.
[35] Voir D. Morrey, Jean-Luc Godard, Manchester, Manchester University Press, 2005, p.189.
[36] G. Bernanos, Journal d’un curé de campagne, Paris, Plon, 1936 : Bresson, 1950.
[37] J. Cleder, « Ce que le cinéma fait à la littérature (et réciproquement) », Fabula LHT, n°2, 1er décembre 2006. Voir aussi le commentaire de cette omniprésence des mains par D. Morrey, Jean-Luc Godard, Op. cit., pp. 189-190.
[38] On retrouve ici le direct de la télévision, le journal de Mallarmé.
[39] Bien sûr, c’est au livre que le théoricien du cinéma Deleuze a consacré à ce peintre qu’il faut renvoyer ici : Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, Seuil, 2002 [1989].
[40] S. Beckett, L’Image, Paris, Les Editions de Minuit, 1988.
[41] W. Benjamin, L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique (trad. M. de Gandillac), Œuvres III, Gallimard, « Folio », 2000 [1939], pp. 269-316. Voir à ce sujet la synthèse d’H. Bouchardeau, « Le montage des constellations. Godard et Benjamin », sur le site MAG.
[42] Loth se retournant sur Sodome, Jacques Aumont en fait le pendant d’Orphée dans Amnésies ; Godard selon lui avait remarqué que les sels sont aussi sels d’argent utilisés en photo.
[43] Raymond Bellour écrit : « C’est qu’il reste toujours, sans "l’image elle-même", sa visualité pure qu’on ne peut cesser d’isoler, de désigner et de chercher à reconstituer, une souffrance. Cette souffrance qualifie le cinéma : elle est son lieu, sa vérité intime ; elle défend le cinéaste attaché à faire du cinéma "le dépositaire de la souffrance". Godard précise, de façon remarquable, relançant par sa déduction finale une conviction de pure passion : "L’image elle-même doit être encore la seule possibilité de garder la souffrance. Et notre possibilité de fabriquer ce qu’on appelle des images – mentalement ou à l’aide de supports visuels – doit être quelque chose où le support visuel n’est lui-même qu’une possibilité d’en fabriquer, c’est-à-dire sans verbe" » (« L’autre cinéaste : Godard écrivain », art. cit., p. 133).