L’Usage de la photo : le pacte
photobiographique d’Annie Ernaux

- Nathalie Freidel
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Fig. 3. « Dans le couloir »

Fig. 4. « La rose des sables »

Fig. 5. « La chaussure dans le séjour »

Fig. 6. Nous deux, 1953

Courts-circuits

 

      Sans pour autant proposer un plan bien arrêté, le protocole d’écriture se présente sous la forme d’une série de procédures. Les clichés composent un échantillonnage que les auteurs se proposent de passer à la loupe, d’interroger sous la forme du double regard. Outre les observations individuelles, de nouvelles conclusions peuvent ainsi être tirées à partir des ressemblances et des divergences des deux séries d’analyses. Les textes partent tous de la dissection, de l’autopsie de l’image (M.M : « ce pourrait être les photos d’un service de criminologie », p. 93) pour en tirer ensuite des associations, un récit, une réflexion. La comparaison avec le test de Rorschach permet de préciser les facultés, les circuits mis en œuvre dans ce dispositif : « C’est mon imaginaire qui déchiffre la photo, non ma mémoire » (p. 24). La photo est donc un moyen de contourner les allées trop fréquemment empruntées de la mémoire, d’explorer des chemins de traverse. La lecture de l’image emprunte à celle de la tache, motif obsédant chez Ernaux, qui fait le lien entre le corps (matière organique : sang, sperme, urine, p. 74), la honte (l’expérience dégradante de la maladie : crâne chauve comparé à celui de femmes humiliées, « mamelon cramé », « lisière noircie des gencives », « teint cireux » évoqués par M. Marie, p. 76) et l’écriture (trace, sillon, empreinte, hiéroglyphe). Sur les photos, les corps sont euphémisés par les vêtements et les chaussures abandonnés sur le sol, les draps défaits, vestiges de l’amour (fig. 3). Un rapport d’analogie s’instaure entre les dépouilles, dont les clichés font voir les coutures, l’envers, les étiquettes et le corps cancéreux photographié « sous toutes ses coutures », radiographié, irradié… L’usage de l’image photographique justifie le détour par l’imaginaire : le traitement anticancéreux fait subir au corps des métamorphoses de science-fiction – « petite-fille » (p. 18), « poupée en cire » (p. 18), « femme-sirène » (p. 19).

 

Le facteur temps

 

      Aux contours et aux détours paradigmatiques de l’imaginaire s’oppose l’axe syntagmatique du temps, facteur clef de l’expérience. Le journal, chronologique, fait se succéder des mois, des saisons qui correspondent aux phases du traitement (la chute des cheveux, le crane chauve, la repousse d’un duvet). Sur ce diagramme se croisent la courbe de l’amour et celle de la maladie : la relation se noue au moment crucial de l’opération, s’épanouit pendant le traitement chimiothérapique puis semble donner, avec la rémission, des signes d’usure. Une apogée est peut-être atteinte à Venise, avec le triomphe du lancer de soutien-gorge du haut du Campanile, l’avidité photographique et sexuelle, la tentation des « clichés » – lorsqu’Ernaux regrette de ne pas souffrir d’une maladie aussi romantique que la tuberculose [12]. Les dernières photos cependant suscitent de part et d’autre une déception, un sentiment d’abstraction, de déréalisation, de mensonge face à une scénographie devenue « trop belle » (fig. 4). Parce qu’elles semblent vouloir exister en elles-mêmes, de par leur perfection formelle, les images se désolidarisent du texte ; le pacte est rompu. La tentation de l’ut pictura poesis, à l’horizon de l’exploitation de l’image par l’écriture, est refusée par des auteurs soucieux de ne pas se conformer aux usages.

 

L’usage érotique

 

      Le mode d’emploi photographique proposé par Ernaux et Marie renverse les usages. Leurs clichés sont une manière de se démarquer des clichés, « des images dans leur cadre sur le rebord de la cheminée, au milieu d’un père, de bébés dodus, d’un grand-oncle en uniforme » (p. 148). Dans cette expérience, la photo est explicitement détournée à des fins érotiques : prendre des photos, s’en servir pour écrire, c’est prolonger l’étreinte et entretenir l’excitation sexuelle. Tel le miroir placé au-dessus du lit, le dispositif photographique entre alors dans une mise en scène érotique, s’intègre au rituel amoureux. Quand Ernaux affirme que le geste d’accueillir son amant-photographe dans son texte « est plus violent que d’ouvrir son sexe » (p. 47), quand elle joue sur l’équivoque entre « prendre » des photos et « se prendre » (p. 91) ou décrit l’« excitation particulière » provoquée par la manipulation du zoom de l’appareil photographique, comparé à un sexe postiche (p. 91), elle invite à penser l’écriture comme le prolongement de l’amour physique, « une espèce de nouvelle pratique érotique » (p. 46). Les photos, qui ne montrent de la scène érotique que des prémices ou des restes sous forme de tas de vêtements informes et éparpillés, ne sont pas provocantes en elles-mêmes (fig. 5). C’est bel et bien l’usage particulier que font Ernaux et Marie de la pratique photographique qui tend à l’assimiler à une pratique érotique : c’est « la pensée qu’il a commencé d’écrire sur ces photos » qui provoque « une excitation autant intellectuelle que physique » (p. 47). Faire l’amour sur le bureau de l’écrivaine relève du même genre de détournement, puisqu’il s’agit de mettre littéralement sur le même plan le sexe et l’écriture. L’écriture s’érotise en se donnant pour objectif de dévoiler ce que la photo ne montre pas. Ecrire, c’est plonger la réalité dans un bain révélateur d’où émerge du nouveau.

 

« Des organisations inconnues d’écriture »

 

      L’expérience atypique menée par Ernaux et Marie s’inscrit dans une démarche qui englobe l’ensemble de l’œuvre : « J’ai cherché une forme littéraire qui contiendrait toute ma vie. Elle n’existait pas encore » (p. 27). Il ne s’agit donc ni pour l’image d’illustrer le texte, ni pour le texte de gloser l’image en l’alourdissant. La critique barthésienne du parasitage de l’image par la parole (du dénoté par le connoté) [13] ne s’applique pas à un montage qui met au contraire en évidence une collaboration réussie : la photo se narrativise, raconte la relation vécue au fil des mois tandis que l’écriture se figuralise, instantanéise le réel.


Photo-montage

 

      Faut-il situer L’Usage de la photo dans le champ du « photoromanesque » dont Jan Baetens décrit les multiples facettes, en rapprochant le roman-photo, traditionnellement considéré comme un sous-genre culturel, et la séquence photographique, illustrée par de nombreux artistes contemporains [14] ? Certes, Ernaux semblait reprendre à son compte la position de Barthes contre « ces formes dérisoires, vulgaires, sottes, dialogiques, de la sous-culture de consommation » [15] en plaçant en exergue de Passion simple cet autre anathème : « Nous deux – le magazine – est plus obscène que Sade » [16] (fig. 6). Mais la constance avec laquelle cette auteure intègre par ailleurs dans ses textes la chanson populaire, la sous-littérature ou le film X nous incite à reconsidérer le roman-photo comme un modèle possible. L’Usage de la photo réinterprète dans une certaine mesure des stéréotypes (l’amour plus fort que la mort), le fond mélodramatique et le dialogisme du photoromanesque sentimental. C’est en se démarquant du modèle universalisant du genre (autobiographique) et en mettant en contact des univers de références apparemment incompatibles (Maupassant et les Pieds Nickelés ; Pavese et Marco Pantani) que l’œuvre d’Annie Ernaux fait apparaître de nouvelles configurations d’écriture. La parenté de L’Usage avec ce sous-genre littéraire qu’est le roman-photo s’accorde avec la volonté déjà exprimée de l’auteure de demeurer « au-dessous de la littérature » (Une femme, p. 23), posture rendue tangible par l’exposition des « dessous » / sous-vêtements sur les photos.

 

L’extime [17]

 

      Les auteurs écrivent à la fois sur et sous la photo (« la pensée qu’il a commencé d’écrire sur ces photos », p. 47 ; « l’écriture sous les photos », p. 56), l’utilisant comme un écran commode entre soi et l’écriture de soi. La « méthode d’extériorisation » ernalienne, bien décrite par Carl Havelange [18] et théorisée par l’auteure qui parle d’« ethnologie de soi-même » (La Honte, p. 224), doit beaucoup à l’exploitation d’une base documentaire constituée des photos de famille. Instrument par excellence de la mise à distance de soi (« Je n’ai plus rien de commun avec la fille de la photo […] », La Honte, p. 267), la photo joue un rôle déterminant dans l’élaboration d’une écriture de l’extime. Support « muet », d’où ont été effacés les « bruits » et les « odeurs » (p. 54), elle participe au travail d’extériorisation qui retire l’être à lui-même, le médiatise et le jette au dehors – posture qu’Ernaux, qui qualifiait son Journal du dehors de « collection d’instantanés de la vie quotidienne collective » (p. 499), a rendu inséparable de l’écriture de soi. Prises dans des lieux à la fois familiers et anonymes (la chambre à coucher est aussi chambre d’hôtel et chambre d’hôpital) – « on n’y est personne » (p. 38) – les photos de L’Usage participent à l’entreprise ernalienne de désubjectivisation de l’écriture de soi, à la mise en œuvre d’une autobiographie rendue transpersonnelle [19] par la double disjonction des voix d’un côté, du texte et des images de l’autre.

 

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[12] La  situation du couple n’est pas sans évoquer les romans de Henry James (Les Ailes de la colombe) ou de Thomas Mann (Mort à Venise).
[13] « Le texte constitue un message parasite, destiné à connoter l’image, c’est-à-dire à lui insuffler un ou plusieurs signifiés seconds. Autrement dit, et c’est un renversement historique important, l’image n’illustre plus la parole ; c’est la parole qui, structurellement, est parasite de l’image » (R. Barthes, L’obvie et l’obtus, Paris, Seuil, 1982, pp. 18-19).
[14] J. Baetens, « Du roman-photo aux romans-photos », Textimage, Varia 3, Hiver 2013.
[15] R. Barthes, L’obvie et l’obtus, Op. cit., pp. 59-60.
[16] R. Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Paris, Seuil, 1977, p. 211.
[17] Néologisme forgé par Albert Thibaudet en 1923 dans un article sur Maurice Barrès et théorisé par Jacques Lacan dans son séminaire de 1969. Michel Tournier lui confère un sens littéraire dans son Journal extime (Paris, La Musardine, 2002).
[18] C. Havelange, « Annie Ernaux, écriture photographique », Annie Ernaux. Se perdre dans l’écriture de soi (dir. D. Bajomée et J. Dor), Klincksieck, 2011, pp. 69-76.
[19] A. Ernaux, « Vers un je transpersonnel », RITM, Université Paris X, n°6, 1994.