Entretien avec Jean-Pierre Mourey :
de L’Invention de Morel au Cavalier suédois

- Emilie Delafosse
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Fig. 1. J.-P. Mourey, L’Invention de Morel, 2007

Fig. 2. J.-P. Mourey, Le Cavalier suédois, 2013

Fig. 3. J.-P. Mourey, Le Cavalier suédois, 2013

Fig. 4. J.-P. Mourey, Le Cavalier suédois, 2013

Fig. 5. J.-P. Mourey, Le Cavalier suédois, 2013

E. D. – Selon vous, quel est le rôle des récitatifs dans vos deux adaptations ? Si ceux de L’Invention de Morel véhiculent la voix du narrateur protagoniste bioycasarien, ceux du Cavalier suédois sont nettement moins abondants, mais correspondent à des voix distinctes (narrateur personnel dans le prologue et à la fin de la quatrième partie, narrateur à la troisième personne dans le reste de l’album…).

J.-P. M. – Dans L’Invention de Morel, il y avait la nécessité de conserver le monologue du personnage principal, monologue qui correspond au journal qu’il écrit au fil de son séjour dans l’île (fig. 1). Chaque segment de la bande dessinée coïncide avec un fragment de ce journal. On peut donc imaginer qu’entre chaque segment, le narrateur écrit dans son journal tout ce qu’il vient de vivre, ce qui crée quasiment un effet de boucle au sein même de chacun de ces segments. D’une certaine manière, le lecteur découvre l’histoire au fur et à mesure qu’elle est vécue et écrite par le fugitif : c’était une spécificité passionnante du récit de Bioy Casares qu’il fallait absolument garder dans l’adaptation, d’où cette construction en une succession de segments. En revanche, dans la deuxième partie de l’histoire, le rapport du texte aux dessins change, la succession des cases n’obéissant pas toujours à la chronologie, cela afin de restituer le fonctionnement de la machine de Morel.
Dans Le Cavalier suédois, j’ai voulu procéder différemment et réduire le plus possible les récitatifs, à défaut de pouvoir les supprimer totalement. De même que dans le roman, c’est un narrateur anonyme, à la troisième personne, qui conte l’histoire. Pour le prologue, je ne souhaitais pas garder cette voix à la troisième personne, sentant que j’en serais réduit à simplement illustrer cette partie du texte de Perutz. J’ai donc imaginé un début différent à ce prologue, mettant en scène un personnage vieillissant et mourant (que l’on retrouvera par la suite dans le récit, puisqu’il s’agit d’un ancien complice du brigand de Dieu), le tout narré par le disciple de ce personnage (fig. 2). L’idée m’intéressait d’emboîter les histoires les unes dans les autres : l’histoire que raconte le vieil homme au narrateur qui, ensuite, intégrera à son récit des passages du livre écrit par la fille du cavalier suédois. Ce narrateur restera anonyme, on ne voit jamais son visage, on ne le voit que sous forme de silhouette, ce qui annonce le narrateur inconnu qui va ensuite prendre le relais pour conter l’histoire du cavalier suédois, une fois le prologue bouclé et l’énigme touchant à ce personnage du cavalier posée. A la fin de la quatrième partie, le texte n’est pas un récitatif, mais les pensées de la fille du cavalier suédois dans le présent de l’action. J’ai d’ailleurs utilisé des typographies différentes pour différencier les récitatifs des dialogues.

 

E. D. – Par rapport à l’organisation séquentielle de L’Invention de Morel, la disposition des cases dans Le Cavalier suédois est très régulière (leur hauteur est constante, leur nombre par bande varie peu), ce qui favorise des symétries riches de sens. Cette régularité obéit-elle à un objectif précis ?

J.-P. M. – L’Invention de Morel est un récit dont la construction repose essentiellement sur les notions de symétrie et de répétition. Je suis parti du principe que l’unité de base de mon récit graphique était tout à la fois la page et la case : ainsi, entre la première et la seconde partie de l’histoire, soit l’on retrouve des structures de mise en page similaires, soit des cases se répètent, à l’identique ou avec des modifications plus ou moins importantes. La difficulté, avec de tels choix formels, est de ne pas ennuyer le lecteur. Le fait de diversifier la taille des cases m’offrait donc plus de possibilités sur le plan de ces effets de symétrie et de répétition. Plus exactement, changer l’échelle des cases d’une page à l’autre participait à la fois de cette pluralité de jeux formels, mais permettait également des variations dans la représentation de l’écoulement du temps. L’organisation séquentielle globale de l’histoire était de toute façon une disposition en trois strips qui me convient très bien et qui, d’ailleurs, est très souvent utilisée par un grand nombre d’auteurs de BD.
Assez naturellement, j’ai conservé cette organisation en trois strips pour Le Cavalier suédois, avec cinq ou six cases en moyenne par page. Mon souhait était d’ouvrir chaque chapitre de l’histoire par une page composée d’un gaufrier de neuf cases régulières, donnant en quelque sorte le ton des pages qui allaient suivre. Chaque chapitre, en effet, correspond à une saison et à un élément : l’air dans la première partie, qui se déroule en hiver (fig. 3), l’eau pour la deuxième partie, où la saison représentée est le printemps, etc. Ce choix est une interprétation relativement libre de certains aspects du roman. Ces pages d’ouverture devaient se singulariser de toutes les autres pages, il n’était donc pas question de reprendre leur construction dans le reste de l’histoire. En même temps, pour ne pas heurter la lecture, il fallait garder, pour la suite, une disposition régulière des cases, et comme cela permettait des symétries renvoyant aux destins croisés des deux personnages principaux, je me suis tenu à ce choix formel de la régularité. Opter pour une autre sorte d’organisation séquentielle m’aurait paru ici arbitraire et artificiel. Donc, artifice pour artifice, celui de la disposition en trois strips m’est apparu le plus pertinent.

 

E. D. – Quel sens donner au passage de la bichromie utilisée dans L’Invention de Morel à la quadrichromie à laquelle vous avez recours dans Le Cavalier suédois ? Pour vous, cette dernière joue-t-elle un rôle aussi structurant que la bichromie de L’Invention de Morel ?

J.-P. M. – Dans Le Cavalier suédois, je n’utilise que quatre couleurs sur la totalité de l’histoire. Pour chacun des quatre grands chapitres, on a une combinaison de trois de ces quatre couleurs ; toutes les combinaisons possibles (quatre combinaisons) sont utilisées ; on ne trouve ces quatre couleurs combinées ensemble que dans le prologue et l’épilogue (fig. 4). L’usage de la couleur a donc, comme dans L’Invention de Morel, un rôle structurant, sans que cela soit, je l’espère, trop évident lors d’une première lecture. Il me semble toujours important de ne pas mettre en place de tels éléments de façon trop ostentatoire, même s’ils sont déterminants pour la forme et le sens de l’ouvrage. Le lecteur doit aussi pouvoir faire une lecture simple de l’histoire.
Cette utilisation particulière de la couleur me permettait aussi, au fil des quatre chapitres, de créer des ambiances différentes (chacune d’entre elles correspondant à un moment-clé de la vie du personnage principal) tout en gardant une certaine cohésion d’ensemble.

 

E. D. – Dans Le Cavalier suédois, on retrouve votre graphisme sobre et soigné, produit d’une stylisation appliquée à une base réaliste. Une fois de plus, les décors – naturels ou artificiels – sont particulièrement plaisants. En revanche, les hachures ont remplacé le clair-obscur utilisé dans L’Invention de Morel. Pouvez-vous dire un mot de ce travail graphique différent dans Le Cavalier suédois ?

J.-P. M. – D’une certaine façon, c’est à chaque fois le sujet que je choisis d’aborder qui suggère sa propre forme, tant au niveau de la construction narrative que de l’orientation graphique.
L’Invention de Morel a été entièrement dessiné au pinceau et pour l’album suivant, je souhaitais changer de technique et d’instrument, et travailler à la plume. Le dessin à la plume avec des hachures m’a semblé convenir parfaitement à une histoire comme Le Cavalier suédois, car cela me permettait de faire allusion à la gravure ancienne et qu’ainsi, le traitement graphique lui-même évoque l’époque durant laquelle se déroule le récit : le tout début du XVIIIème siècle. Par le biais des hachures, je pouvais également travailler sur deux plans : le jeu des ombres et des lumières (complété par l’ajout des couleurs), ainsi que l’articulation de ces surfaces hachurées sur la page, afin de créer des réseaux, des parcours pour l’œil, surtout dans les séquences mettant en scène des architectures (fig. 5). Un autre aspect important concernant l’élaboration des dessins est la documentation qui m’a aidé à suggérer une ambiance proche de l’époque de l’histoire du Cavalier suédois ; j’ai notamment beaucoup regardé la peinture hollandaise de la deuxième moitié du XVIIème siècle, particulièrement pour les scènes d’intérieurs, les objets, le mobilier et certains arrière-plans.
Dans l’ensemble, mon souhait était en fait d’avoir une approche graphique qui soit à la fois évocatrice d’une époque donnée et moderne.

 

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