La Petite anthologie du Salon (1872) :
description poétique et critique chez
Léon Valade pour La Renaissance
littéraire et artistique

- Patrick Absalon
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      Le poète Léon Valade, appartenant au cercle du Parnasse [1], publie en 1872 dans La Renaissance littéraire et artistique une série de poèmes en vers inspirés d’œuvres d’art vues la même année au Salon de peinture et de sculpture. Le nouveau périodique animé par Emile Blémont et Jean Aicard recueille ainsi, en neuf livraisons, quarante-huit poèmes que l’auteur signe sous le pseudonyme de Sylvius ou Silvius.
      Né à Bordeaux en 1842 [2], Valade gagne Paris à la fin des années 1850 et rencontre au lycée Louis-le-Grand Albert Mérat, qui reste son ami le plus fidèle toute sa vie. Il devient secrétaire de Victor Cousin et commis-rédacteur à la préfecture de la Seine en 1865, où il retrouve Blémont et Paul Verlaine. En 1863, il publie avec Mérat un premier recueil de poésie, Avril, mai, juin, remarqué par la critique [3]. On y lit déjà quelques poèmes suggérés par des œuvres d’art [4]. Son intérêt pour les arts plastiques est conforté par ses voyages en Italie, l’un effectué avec Mérat en 1867, l’autre avec Blémont en 1869. Les trois poètes publient d’ailleurs chacun un recueil dicté par leurs visions italiennes [5]. Son œuvre la plus importante est l’ouvrage de poésies A mi-côte, publié en 1874. Il écrit également des pièces de théâtre avec Jules Truffier et Blémont. Valade meurt en 1884.
      La Renaissance littéraire et artistique, nouvelle revue d’avant-garde, se consacre à la littérature, au théâtre, aux beaux-arts, plus rarement à la politique [6]. Créée par Blémont, né en 1839, elle accueille de nombreux Parnassiens [7]. Elle est soutenue à ses débuts par Victor Hugo [8]. La revue est ambitieuse : elle veut restaurer le dynamisme artistique français, sapé par la guerre et les répressions de la Commune. Le cadre général de la naissance de cette revue est l’amitié qui lie bon nombre d’artistes. Ceux-ci ont coutume, depuis le Second Empire, de se réunir dans de bruyants cabarets, cafés et hôtels parisiens pour discourir de poésie et d’art, ainsi que dans le confort de salons à la mode, tel celui de Nina de Villard [9]. Ils se retrouvent par affinité [10] et créent, entre autres, la confrérie des Vilains Bonshommes, dont Valade devient le secrétaire [11]. Un bouillonnement intellectuel rare, parfois entaché d’incidents, se manifeste dans ces lieux de réunion, où se côtoient peintres, musiciens et écrivains [12].

 

Ekphrasis et critique d’art

 

      La description iconographique et formelle des tableaux et des sculptures, plus rarement des œuvres d’art décoratif, fait partie intégrante du vaste domaine de la critique d’art et constitue l’une des voies essentielles du discours sur les œuvres [13]. L’ekphrasis poétique qui rend compte de tableaux ou de sculptures ne procède pas du seul désir littéraire : elle se veut aussi critique [14]. Sa conception et sa réception diffèrent cependant si le texte poétique est publié en volume ou s’il l’est dans les pages d’un journal. La nature du poème relève alors dans ce dernier cas du « journalisme poétique » [15]. En outre le poème, palliant l’absence de reproduction de l’œuvre, invite à un dialogue mental entre le texte et l’image. Par sa structure, typographiquement identifiable au premier coup d’œil, le texte semble faire écho au cadre du tableau, à son accrochage – la page devient cimaise –, à la masse de la sculpture – le texte devient matière [16].
      La poésie descriptive inspirée d’œuvres d’art, fort courante dans l’écriture parnassienne [17], n’a pas une place mineure et Valade n’est pas isolé [18]. Loin d’être un exercice stylistique uniquement, elle traduit d’abord l’intérêt des écrivains pour l’univers stimulant des images. Dans la lignée de Philostrate, elle s’apparente à la restitution éloquente de sensations d’art, quand elle procède précisément d’une « promenade de découverte » effectuée dans une galerie de peintures ou un musée [19]. Par le moyen d’une ekphrasis complexe, où se mêlent divers procédés rhétoriques et linguistiques, dont la transposition d’art chère à Théophile Gautier [20] et la théorie de l’ut pictura poesis [21], le poème valorise enfin les facultés créatrices de son auteur et met en lumière sa liberté – et son expertise – de gloseur, voire d’herméneute de l’œuvre d’art.
      En regard des comptes rendus du Salon de 1872 rédigés par Aicard dans La Renaissance, Valade opte en conséquence pour une description poétique. Il suit en cela Baudelaire qui, dans son Salon de 1846, souligne l’intérêt littéraire du procédé :

 

Je crois sincèrement que la meilleure critique est celle qui est amusante et poétique ; non pas celle-ci, froide et algébrique, qui, sous prétexte de tout expliquer, n’a ni haine ni amour, et se dépouille volontairement de toute espèce de tempérament ; mais – un beau tableau étant la nature réfléchie par un artiste, – celle qui sera ce tableau réfléchi par un esprit intelligent et sensible. Ainsi le meilleur compte rendu d’un tableau pourra être un sonnet ou une élégie [22].

 

      C’est sous ces auspices que Valade tente ainsi de communiquer au lecteur non seulement l’évocation de l’œuvre décrite, mais également la réalité des sentiments qu’il éprouve. Ses descriptions poétiques apparaissent comme le point ultime d’une ekphrasis subjective et interprétative. L’idée avancée par Baudelaire qu’elles soient « amusante[s] » au poète et, partant, qu’elles le deviennent au lecteur, justifie l’écriture « oblique » qu’adopte parfois Valade. Si le choix des œuvres et la présence de certains artistes au détriment d’autres nous amènent à considérer la démarche du poète comme celle d’un critique d’art, la définition de ce métier nécessite d’être toutefois nuancée, car Valade rédige ses vers avec l’ambition du poète. Malgré tout, il ne dépose pas les armes d’une critique qui juge, notifie ses goûts et parfois condamne.

 

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[1] Y. Mortelette, Histoire du Parnasse, Paris, Fayard, 2005.
[2] J. de Maupassant, Un Poète bordelais. Léon Valade (1841-1884), Bordeaux, imprimeries Gounouilhou, 1923 [extrait de la Revue philomatique de Bordeaux et du Sud-Ouest, 26e année, n° 1, janvier-mars 1923].
[3] L. Badesco, La Génération poétique de 1860. La Jeunesse des deux rives. Milieux d’avant-garde et mouvements littéraires. Les Œuvres et les hommes, 2 volumes, Paris, Nizet, 1971, t. 2, pp. 1035-1072.
[4] Il est cependant difficile de faire la distinction entre ceux écrits par Valade et ceux donnés par Mérat.
[5] Valade publie les Poèmes vénitiens ; Mérat, Les Villes de marbre (A. Lemerre, 1873) ; Blémont, ses Poèmes d’Italie (A. Lemerre, 1870).
[6] L. Abélès, « La Renaissance littéraire et artistique (1872-1874) : une critique engagée », dans La Critique d’art en France 1850-1900, actes du colloque de Clermont-Ferrand réunis et présentés par Jean-Paul Bouillon, Saint-Etienne, CIEREC, 1989, pp. 135-146 ; M. Pakenham, Une revue d’avant-garde au lendemain de 1870. La Renaissance littéraire et artistique par Emile Blémont, Thèse de l’Université de la Sorbonne, Paris IV, 1995.
[7] Y. Mortelette, Histoire du Parnasse, Op. cit., pp. 306-310.
[8] V. Hugo, « Lettre adressée à la Renaissance », La Renaissance littéraire et artistique, n° 2, 4 mai 1872, pp. 9-10.
[9] C. Mendès, La Maison de la vieille. Roman contemporain (1894), Seyssel, Champ Vallon, 2000.
[10] Mérat, Valade et Verlaine forment le noyau du groupe des Bobinistes, qui se retrouvent au café du théâtre de Bobino.
[11] P. L. Berthaud, « Léon Valade et ses amis », Bulletin de la Société des bibliophiles de Guyenne, 4e année, n° 16, décembre 1934, pp. 148-149.
[12] J. Dalançon, « Poésie et peinture de 1869 à 1885 », La Licorne, n° 12, 1986, pp. 199-203.
[13] R. Recht, « Introduction », dans Le Texte de l’œuvre d’art : la description. Etudes réunies par Roland Recht, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1998, pp.11-17 ; La Description de l’œuvre d’art : du modèle classique aux variations contemporaines, actes du colloque sous la direction d’Olivier Bonfait, Académie de France à Rome, Paris, Somogy éditions d’art, 2004.
[14] M. Riffaterre, « L’illusion d’ekphrasis », dans La Pensée de l’image. Signification et figuration dans le texte et dans la peinture, sous la direction de Gisèle Mathieu-Castellani, Saint-Denis, Presses Universtaires de Vincennes, 1994, pp. 211-229.
[15] J. Dalançon, Poésie et peinture, des « Fêtes galantes » de Verlaine aux « Complaintes » de Laforgue (1869-1885), Thèse d’Etat, Université de la Sorbonne Nouvelle, Paris III, 1986, p. 397.
[16] D. Scott, « La structure picturale du sonnet parnassien et symboliste : Heredia et Baudelaire », dans Ecrire la peinture, texte réunis et présentés par Philippe Delaveau, Institut français du Royaume-Uni, King’s College, s. l., 1991, pp. 35-46.
[17] Y. Mortelette, Histoire du Parnasse, Op. cit., p. 102.
[18] Son œuvre est précédée par Le Salon caricatural de Baudelaire et par les Sonnets et eaux-fortes publiés par l’éditeur Alphonse Lemerre en 1869 : Sonnets et eaux-fortes (1869). Introduction, notices sur les collaborateurs du recueil, notes et variantes par J. Dalançon, Poitiers, La Licorne, Collection Textes Rares, 1997. Valade y publie le sonnet « La chute » d’après une eau-forte de Marc-Louis Solon.
[19] P. Dandrey, « Pictura loquens. L’ekphrasis poétique et la naissance du discours esthétique en France au XVIIe siècle », dans La Description de l’œuvre d’art : du modèle classique aux variations contemporaines, Op. cit., pp. 93-96.
[20] D. Scott, Pictorialist Poetics. Poetry and the Visual Arts in Nineteenth-Century France, Cambridge, Cambridge University Press, 1988, pp. 88-115 ; K. W. Hempfer, « Transposition d’art und die Problematisierung der Mimesis in der Parnasse-Lyrik », dans Frankreich in der Freien Universität - Geschichte und Aktualität, Winfried Engler (Hg.), Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 1997, pp.177-196 ; B. B. Cenerelli, Dichtung und Kunst. Die transposition d’art bei Théophile Gautier, Stuttgart/Weimar, Verlag J. B. Metzler, 2000.
[21] R. Park, « Ut pictura poesis: the Nineteenth-Century Aftermath », The Journal of Aesthetics and Art Criticism, vol. 28, n° 2, 1969, pp.155-164.
[22] Ch. Baudelaire, « Salon de 1846. A quoi bon la critique ? », dans Ecrits sur l’art. Texte établi, présenté et annoté par Francis Moulinat, Paris, Librairie Générale Française, 1992, p. 74.