La seule image du reste.
15 Incisions latines

- Catherine Soulier
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Fig. 1. G. Titus-Carmel, L’Usage du Nécessaire,
dessin IV, 1972

Fig. 2. G. Titus-Carmel, L’Usage du Nécessaire,
dessin XIV, 1972

Fig. 3. G. Titus-Carmel, Lucrèce, 1973

Fig. 4. G. Titus-Carmel, Martial, 1973 (détail)

A quel point le scalpel ressemble au poinçon du graveur, la lancette au polissoir de l’artiste ! Et sa pointe sèche n’a-t-elle pas l’air d’une sonde ? A quel point c’est étrange !
H. M. Enzensberger (trad. M. Regnaut)
Dans les années soixante-dix, Titus-Carmel est entré dans le noir. Il ne peint plus. Il grave, il dessine. À l’encre parfois ; à la pierre noire, au fusain, à la mine de plomb surtout. Il n’écrit pas encore de poèmes. Ses seuls textes sont des notes d’atelier, qu’il rassemblera plus tard en volume ; et des pages destinées à des revues d’art ou des catalogues d’exposition.
Et pourtant…
Pourtant, l’écriture, la lettre sont déjà irréductibles à cette fonction glossatrice. Non simple parergon mais part intégrante de l’œuvre.
En 1972, L’Usage du Nécessaire. Une boîte et des mots. Une boîte à mots ? Un bien curieux dispositif, en tout cas. Chacun de ces dix-neuf dessins représente en effet un coffret, dont le couvercle relevé laisse voir un ou plusieurs mots, la plupart du temps en capitales inversées et qui, figurés en relief, semblent devoir, lors de la fermeture, s’imprimer à l’endroit dans la matière plus ou moins meuble que la boîte contient. Outre cela, toujours, en petites lettres cursives au-dessus ou au-dessous de la figure du Nécessaire, un texte au statut indécis. Titre ? Légende ? Glose ? Mode d’emploi peut-être. « Usage, au sens de us et coutumes, us se mire, âge s’enfouit » lit-on sur le quatrième dessin (fig. 1) qui, par cet énoncé aux allures d’énigme, programme en fait le fonctionnement du dispositif singulier qu’il exhibe : la boîte, au fond mi-parti recouvert d’un fragment de miroir mi-parti rempli d’une substance molle, interdit lors de sa fermeture l’impression complète du substantif USAGE inscrit à l’intérieur de son couvercle, les trois dernières lettres ayant seules la possibilité de s’enfoncer dans une matière accueillante à l’empreinte (les deux premières, placées face au miroir, ont, quant à elles, vocation à s’y refléter). Qui ne voit toutefois qu’un tel énoncé ne peut être réduit à sa fonction programmatique ? La découpe du mot fait bifurquer et bourgeonner le sens, parce que chaque tronçon littéral – US / AGE – est susceptible, au prix pour l’un d’une légère modification orthographique, de porter en soi un nouveau sens, et, au voisinage d’autres termes de la chaîne verbale, d’engendrer par calembour d’autres mots, défaisant, refaisant le sens. Quand « us se mire age s’enfouit », voici surgir le « mirage » : celui de l’impression, toujours soustraite par le dispositif au regard du spectateur, ou celui de la vie humaine que l’âge use peu à peu, jusqu’au néant final, à la fermeture définitive de la boîte cercueil, prélude à l’enfouissement. Ce type de travail à la lettre, qui, détruisant et reconstituant les mots, en fait une matière à la fois graphique, sonore et sémantique malléable, n’est pas rare. Dans le quinzième dessin, c’est le substantif CODEX porté à l’intérieur du couvercle du nécessaire que l’énoncé « Ode, code central de codex, tracé semblablement. » démonte – déboîte, a-t-on envie de dire – pour en extraire, par suppressions lexicales de plus ou moins grande ampleur, l’ode et le code. Force est alors de lire littéralement – et, partant, « dans tous les sens » –, ce qui permet non seulement de décoder ode au centre de codex, mais encore de saisir l’X final comme le signe même de la biffure, l’hiéroglyphe des opérations soustractives auxquelles le texte se livre. Humour de l’artiste, sans doute, goût ludique des manipulations verbales – qui peut aller jusqu’à la virtuosité, dans le réemploi du palindrome de Charles Cros « Léon, émir cornu d’un roc, rime Noël » (fig. 2). Mais aussi « exploration des potentialités du langage » [1]. Ce qui est une définition possible du travail de poésie, torsion, voire trituration de la langue où se déplace, se déstabilise le sens, à la fois fuyant et proliférant. Tirer de la boîte à malice du codex l’ode, poème lyrique, n’est peut-être pas innocent.
Que Titus-Carmel dessinateur ait déjà affaire avec quelque chose que l’on est enclin à nommer poésie, les 15 Incisions latines le confirment. Réalisée selon la datation interne en janvier 1973, la série est exposée pour la première fois en mai de cette même année, au Palais de la Bourse, à Bordeaux, dans le cadre de l’exposition Regarder ailleurs qui présentait, outre des œuvres de Jean Otth, Gina Pane et Claude Viallat, un choix de travaux récents de Titus-Carmel.
Parmi ceux-ci, quinze dessins au crayon sur papier, de format égal – 56, 5 x 76, 5 cm – qui déploient un cortège d’autant de poètes latins, conçu, selon le texte d’accompagnement rédigé alors par l’artiste, comme un « défilé de masques » (figs. 3 et 4).
En fait un défilé de noms.
Des noms s’y inscrivent en effet dans le rectangle horizontal de la feuille. A deux reprises. Une première fois au-dessus du dessin, en grosses capitales de grand format, tracées au normographe et à l’envers. Une seconde fois en dessous, en petites lettres minuscules – comme une reprise en mineur. La forme du nom est d’abord latine : Titus Lucretius Carus, Quintus Horatius Flaccus, Aulus Albius Tibullus etc. puis, lors de la reprise en mineur, française : Lucrèce, Horace, Tibulle etc. Elle est alors précédée de la mention « tracé ».
Ces noms inscrits, ces noms de morts, ne sont pas, dans leur première et monumentale apparition, sans évoquer l’inscription épigraphique, funéraire, et l’on pourrait regarder les quinze dessins comme une suite de pierres tombales. Le choix du terme « incisions » pour nommer la série vient d’ailleurs nourrir cet imaginaire en suggérant l’art du lapicide – si inciser est bien « entailler une matière servant de support pour inscrire un dessin » – et le commentaire de Titus-Carmel qui parle d’« inscription tombale » confirme cette possibilité de lecture.

Mais d’incision à proprement dire, il n’y a pas la moindre. Tracées à l’envers à l’encre violette, les grosses capitales ne creusent pas la plus légère dépression dans le papier qu’elles n’occupent qu’en surface. Elles n’y marquent même pas le discret sillon que pourrait imprimer une mine de crayon dure. A fortiori sont-elles étrangères à l’entaille de la gravure vers laquelle fait signe – avec une certaine insistance – la conjonction du titre et de leur inscription inverse. Dans ces incisions paradoxales, étrangement surfacées, le dessin se réfléchit. Il se tend un miroir où se saisir dans sa spécificité, la confrontation implicite avec son autre le faisant apparaître comme ce qui, précisément, n’incise pas ; ce qui n’entame pas le support, ne lui retire rien mais au contraire ajoute, dépose à la surface un surcroît de matière – encre ou graphite – ôtée de l’instrument, la plume qu’il faut recharger d’encre ou le crayon par exemple dont chaque passage use un peu plus la mine. Le dessin est donc ce qui se pose, ce qui s’interpose entre l’œil et le papier ; ce qui dissimule la feuille. Bref, conformément à la glose que propose Titus-Carmel dans les notes qu’il rédige, en février 1973, pour le catalogue de l’exposition de Bordeaux, le dessin se montre ici dans sa réalité de « masque ». En soi. Indépendamment de ce qu’il « représente », comme on dit, les masques dont les Incisions latines déroulent le défilé n’étant « point ceux de la Tragédie ou de la Comédie, mais bien masques en ce que chacune des formes désignant [les poètes], les nommant, cache (…) le blanc du papier » [2].

 

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[1] J.-M. Tisserant, Gérard Titus-Carmel ou le procès du modèle, Paris, SMI/opsis, 1974, p. 60.
[2] « 15 Incisions latines » dans Regarder ailleurs, catalogue de l’exposition 5 mai-7 juillet 1973, palais de la Bourse, Bordeaux, 1973, n. p. Repris dans Notes d’atelier & autres textes de la contre-allée, Plon, « Carnets », 1990, p. 23.