Le bruit du Ressac
- Paul Louis Rossi
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Le peintre

 

      Il existe un personnage qui intrigue notre époque. A la fois célèbre et même omniprésent. Et dans le même temps tout à fait imprévu et secret. C’est que l’Art, ce qu’on appelle l’activité artistique, suit une courbe singulière, mais avec des constantes. L’invention, le paléolithique, puis la première ascension, l’âge classique, le romantisme, enfin la décadence. La décadence est inéluctable. Cependant ce personnage nommé Gérard Titus-Carmel ne semble pas correspondre à ce genre d’analyse, car je le vois surtout comme un travailleur considérable, toujours surprenant dans ses démarches. Je l’aperçois dessinant des objets solides dévorés par des moisissures. Puis immobile en face de fresques tirées des Nuits de Young. Entouré de végétaux, forêts, fougères, nielles et palmeraies. Ainsi de suite alors qu’il entreprend de disséquer le torse humain à la suite de Grünewald et du Retable d’Issenheim. Enfin, et j’en suis admiratif, il peut dans les Sables et les Quartiers d’Hiver approcher des idéogrammes et des abstractions les plus rigoureuses.

 

 

 

 

Civilisations

 

      Même si cela paraît exorbitant, je pense que Titus est un homme de la Renaissance, en ce qu’il semble s’intéresser à toute chose, la musique, l’imprimerie, la botanique, l’écriture. Même si l’époque ne s’y prête pas, on peut se référer au Quattrocento italien et flamand. La grande civilisation des Marchands, avec des peintres qui sont à la fois ingénieurs, architectes, mathématiciens, philosophes, stratèges militaires. Paolo Uccello, Hugo Van der Goes, Antonello da Messina, Brunelleschi, évidemment Leonardo da Vinci, Alberti, Lorenzo da Lendinara, et surtout celui que j’affectionne, Piero della Francesca. En ce sens, Titus Carmel n’est pas moderne, je veux dire qu’il ne participe pas à l’académisme qui suivra cette période miraculeuse. Et encore moins à ce que j’appelle à mon tour le Vieil art moderne qui nous introduit aujourd’hui dans la décadence. Seuls quelques individus sont capables de résister aux mouvements de décomposition qui animent périodiquement l’Art et les Sociétés humaines.

 

 

 

 

La Poésie

 

      Il est impressionnant que l’artiste se soit efforcé d’écrire, malgré le travail harassant et physique de la peinture. On peut découvrir des essais, des récits, des considérations esthétiques, et de la Poésie. J’ai groupé autour de moi une partie des ouvrages que j’ai classés. Je n’ai nullement ici l’intention d’en faire l’analyse, mais je puis noter la mutation d’une forme et d’un style à l’autre. Dans La Tombée par exemple une phrase cueillie au hasard pour Sei Shônagon : Sei dans le silence du feutre dans les plis de l’après-midi. Je pense au grand volume des Epars avec ce passage entre parenthèses (J’avais ramassé, perdu dans l’herbe brossée par le vent entêté, un fragment de pierre un peu rugueuse, irrégulièrement recouverte d’une concrétion de petits grains qui résistaient à l’ongle […]). Il est clair que la sensation du peintre diffère par sa forme tactile de la conscience abstraite de l’esprit. Je pense enfin à La Nuit au corps, avec la prose, avec ce qu’elle contient en son mouvement d’incertitudes exactes :

 

Tous les objets du monde enfin dissous dans la nuit - et la nuit elle-même abolie dans son encre.

 

 

 

 

Ressac

 

      Le prétexte à ce préambule est un petit livre qui vient de nous parvenir, avec la couverture brune d’Obsidiane, intitulé Ressac. J’aime particulièrement ces pages car elles évoquent inlassablement pour moi le mouvement des vagues et des flots qui viennent s’affaler - c’est le mot - sur les rivages à des heures irrégulières, contre les rocs et sur le sable de l’estuaire de la Loire, jusqu’aux rivages de l’Irlande, en face des îles d’Aran. J’ai de suite identifié ce vocable gaëlique de Kilmurvey, et cette expression : tu devins à cet instant pur sujet du vent... L’obsession de l’Ouest, le Ponant, est constante dans la poétique de Titus-Carmel. Il m’avait montré un jour une carte de l’Armorique en disant : j’ai noirci la Bretagne. Je ne comprenais pas que l’on puisse encore noircir le Finistère. Mais c’était toutes les routes qu’il avait suivies qui se trouvaient ainsi soulignées à l’encre noire :

 

fermant les yeux craignant
ce qui hante la profondeur
de cette nuit mobile
tout ce qu’on soupçonne d’être sans âge

lieux obscurs de la mer
chemins variables à travers l’eau informe

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