Notes d’Urcée
- Antoine Emaz
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Fig. 1. G. Titus-Carmel, La Bibliothèque d’Urcée
— Département des Traces & Empreintes VI.6
, 2008

Fig. 2. G. Titus-Carmel, La Bibliothèque d’Urcée
— Département des Imprimés VIII.10
, 2009

Fig. 3. G. Titus-Carmel, La Bibliothèque d’Urcée
— Département des Ocres 8
, 2008

Fig. 4. G. Titus-Carmel, La Bibliothèque d’Urcée
— Département des Craies I.4
, 2006

Fig. 5. G. Titus-Carmel, La Bibliothèque d’Urcée
— Département des Ombres II.9
, 2007

Fig. 6. G. Titus-Carmel, La Bibliothèque d’Urcée
— Département des Fusains seuls IX.1
, 2009

      La force de Titus-Carmel me semble provenir d’une tension maintenue sous des formes diverses entre deux pôles contradictoires. D’une part un pôle disons lyrique : on entend sous ce mot dynamisme, élan, liberté, geste. D’autre part un pôle disons formel qui regrouperait composition, équilibre, symétrie, calcul, série. Cette opposition, à mon sens, donne l’énergie particulière à cette œuvre, aussi bien en poésie qu’en peinture. Si je prends le dernier livre de poèmes, Ressac, il est composé d’une première partie de dix poèmes en vers libres d’une page chacun ; la deuxième partie est constituée de trente poèmes alternant strictement vers libres courts et prose longue en italiques ; et le livre se clôt par une dernière partie de dix poèmes en vers libres d’une page chacun. Un seul motif : la mer. Pour Urcée, de même, un seul motif : la bibliothèque. Et l’œuvre globale est constituée de dix « Départements » contenant chacun exactement dix œuvres. On voit le souci de composition. Mais ce qui frappe, c’est que Titus-Carmel cherche moins un équilibre entre lyrique et formel qu’une confrontation. L’œuvre est le lieu d’une tension, j’y reviens, entre le chaud et le froid, le vif et le mort, le mobile et l’arrêt. L’œuvre n’est pas figée, elle est le lieu d’un mouvement continu mais contenu : le ressac de la mer ne dépasse pas la digue, la peinture ne déborde pas le cadre. On a une structure très forte, mais à l’intérieur, des forces subversives aussi puissantes. C’est ce qui crée l’unité de la série, en même temps que son mouvement perpétuel de renouvellement. Pour Urcée par exemple, on a bien la forme très ferme de la bibliothèque, mais tout autant l’autonomie des livres et de leur rangement.


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      Avec La Bibliothèque d’Urcée, c’est la première fois je crois que Titus-Carmel renvoie en peinture à son activité de poète, d’écrivain, d’homme du livre. Mais il ne peint pas ses livres ou sa bibliothèque : aucun nom ou titre au dos de ces ouvrages ; ils figurent comme un entassement labyrinthique du savoir et de la littérature. C’est pour cela que, tout inertes qu’ils soient, devenus presque signes picturaux anonymes, ils provoquent une longue rêverie, heureuse ou sombre, selon l’angle d’approche. Dans une maison, la pièce des bibliothèques est souvent un lieu calme, silencieux, apaisant. De même si je songe à mes longs après-midis d’étudiant à la Bibliothèque Sainte-Geneviève. La solitude en compagnie des livres, pour un écrivain, est une forme de bonheur. Mais on peut porter sur la bibliothèque un autre regard, mélancolique : elle est le résultat, la somme d’une vie de lecteur. On ne regrette pas d’avoir lu tous ces livres, mais on sait qu’on ne pourra dorénavant tout relire, ni même relire avec la même fraîcheur ou la même passion que lors de la découverte. Pour certains livres, on préfère d’ailleurs éviter de les relire pour pouvoir en rester à l’éblouissement premier. Mélancolie aussi de considérer la vanité de toute cette culture, de tout cet art, face à la violence de l’Histoire et à la barbarie encore présente de notre temps. Vue sous cet angle, La Bibliothèque d’Urcée atteint sur un plan collectif au point visé par la série des Memento mori sur un plan individuel. La bibliothèque dit autant une somme de culture disponible qu’une fin, un néant. Dans La Bibliothèque d’Urcée, aucun livre n’est ouvert, déployé ; ils dorment tous, comme des momies.


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      Mais si La Bibliothèque d’Urcée dit un amour du livre, elle dit tout autant un amour de la peinture. Le motif livre est en quelque sorte facetté, varié, sérié par les différentes techniques picturales. Remarquable laboratoire pour voir comment la technique choisie pèse sur le motif, impose un rendu final différent, à partir d’un geste particulier parce qu’approprié à tel ou tel moyen. La technique plie, déplie la structure bibliothèque, mais elle demeure. Et le peintre plie sa main au moyen particulier du « département ». C’est toute une gamme de gestes qui est déployée, depuis le trait précis des fusains, craies, pastels. jusqu’à la touche des encres ou des ocres. En ce sens, La Bibliothèque d’Urcée vise à être une œuvre totale, juxtaposant des gestes de peinture qui ont toujours été sous tension chez Titus-Carmel : la précision quasi maniaque du dessin s’il s’agit du travail à la mine, à la pointe, et la liberté du pinceau sitôt qu’il s’agit de travailler une couleur fluide. Je schématise trop cette opposition, mais elle me semble pourtant valide. Le Département des Traces & Empreintes, celui que je préfère sans doute dans la Bibliothèque, est magnifique de liberté composée ; chaque livre est un geste mais aucune anarchie finale grâce à un jeu subtil sur le poids respectif des couleurs, la superposition, l’utilisation de pochoirs. L’œuvre devient magique parce que, très simple à l’œil, elle se révèle d’une complexité tenace dès qu’on regarde.


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      Dans les « Départements » Traces & Empreintes (fig. 1), Ombres, Imprimés (fig. 2), la structure de rayonnage a disparu. La bibliothèque a pris l’air ; restent des volumes qui lévitent en bon ordre. Mais on ne peut lire l’œuvre comme abstraite alors que, de fait, elle l’est. Sauf qu’elle est serrée par la série ; donc on continue de voir des livres rayonnés alors qu’il n’y a plus rien à voir sinon des bandes verticales de couleurs. La série joue sur le temps, la prise de vue. Dès le titre, la Bibliothèque, et le premier Département, celui des Ocres (fig. 3), Titus-Carmel impose un paramétrage de l’œil. Il le poursuit avec le Département des Craies (fig. 4) : nous faisons face à des rayonnages de livres. Une fois cela acquis, nous ne pouvons plus voir que des livres dans l’ensemble d’Urcée, même lorsque, dans le Département des Ombres (fig. 5), tout est devenu signe et non plus représentation. Cette peinture est dans le temps : ici, non pas celui du récit, à la différence des Nielles, mais celui de la succession : ce qu’on a vu pèse sur ce qu’on va voir. Et cela vaut à l’intérieur de chaque département comme à l’intérieur de toute la bibliothèque.


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      Dans sa belle préface au catalogue Titus-Carmel pour l’exposition au Palais Keïreddine, Dominique Viart parlait avec justesse d’« un infini glissement » des formes, des motifs. Il est vrai que, des Nielles aux Jungles par exemple, on passe de l’humain au naturel mais se poursuit un travail d’arborescence ou de ramification : le motif est en expansion. La Bibliothèque a une structure cloisonnée : horizontalité des rayons / verticalité des livres (même si certains sont empilés). On passe à une organisation fermée, en damier, d’un type que je n’avais jamais vu dans l’œuvre auparavant. L’énergie est la même, mais elle est comme plus contenue. Je ne sais trop quel sens donner à cela : un peu comme si la pulsion de vie, très présente dans le travail sur les végétaux, était rabattue, ramenée à la mémoire rangée, classée. Un passage de l’élan à l’attente ? Reste la vitalité de la peinture elle-même : gestes et couleurs. Même le Département des Fusains Seuls (fig. 6) ne reste pas dans son noir pur. Et je note qu’il reste de la place dans la bibliothèque pour quelques livres encore, dans les interstices. C’est dire que l’histoire de la peinture ou de la poésie n’est pas close. La Bibliothèque d’Urcée n’est pas une nécropole.

 

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