Dans l’itération des vagues impeccables :
Ressac de Gérard Titus-Carmel

- Michael Bishop
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I

 

      Comme si souvent dans l’œuvre, poétique mais aussi plastique, de Gérard Titus-Carmel – on pense, à titre d’exemple [1], à Seul tenant (2006), à La Rive en effet (2000) ou à Demeurant (2001), aux complexités macrocosmiques des microséries formant Forêts ou Nielles ou, bien sûr, à Suite Grünewald – le recueil de 2011 s’intitulant Ressac choisit d’orchestrer sa foisonnante multitude de méditations (et il ne faut jamais oublier que nous sommes ici au cœur d’une intense contemplation à la fois de phénomènes telluriques et du faire-penser-écrire d’un individu qui est loin d’être indifférent face à ceux-ci) selon les exigences et contraintes d’une structure tripartite, selon les mathématiques, librement conçues et viscéralement vécues, d’un retable. Avec, d’ailleurs, tout ce que ce dernier mot comporte simultanément d’ironie et de sacré pour celui pour qui « ici rien n’est présent » [2].
      Ressac élabore ainsi, mimétiquement, mais au-delà de toute idée de « réussite » ontologique d’une telle mimésis – on y reviendra – une architecture d’une grande et rigoureuse délicatesse : un premier volet-« mouvement » [3] du retable intitulé « Oppresse du loin montant », composé de 10 poèmes en vers libres, de longueur instable, non rimés, chacun composé de plusieurs strophes, là encore de longueur variable ; un plus grand volet-« mouvement » central intitulé « Variations sur le ressac », composé cette fois de deux séries poétiques, d’un côté celle des 30 états, de l’autre celle des 30 poèmes en prose : alternance ici des textes des deux séries : structure strophique stable des états chacun composé de 3 tercets, non rimés, où la longueur du vers varie librement et ainsi en déstabilise la métrique, ce qui, pourtant, n’empêche pas le poème-état de constituer, presque implacablement, une seule phrase complète ; les 30 poèmes en prose s’offrent en italique, mais entre parenthèses, comme si le besoin d’accentuer devrait subir un adoucissement, retrouver une certaine discrétion, un certain amuïssement, même, malgré la force de l’articulation affective qui ne cesse de nous frapper ; enfin, un dernier volet-« mouvement » – comment oublier que nous sommes dans le site même d’une musique, d’une symphonisation que gère la « muse », flâneuse, baudelairienne ? –, celui qui s’intitule, presque fatalement, « Oppresse du loin descendant », où 10 poèmes en vers libres nous attendent, avec les mêmes caractéristiques que dans le premier « mouvement », sauf que la mise en italique du dernier couplet du poème IX, comme du texte entier du poème X, qui reprend aussi la « tactique » des parenthèses, donne une clôture distinctive au poème-« symphonie » de Ressac considéré dans sa totalité.
      Voici, donc, un grand poème de plus de 90 pages avec son crescendo, son temps de plus ample élaboration méditative – et respiratoire, car nous sommes aussi au cœur d’une logique du rythme, du souffle et du « murmure » systolique-diastolique [4] – et son decrescendo. Ressac : retour, certes, des vagues en rencontrant un obstacle ; mouvement, donc, et blocage ; action et frustration ; fatalité et persistance, obstination ; continuité et discontinuité ; « itération des vagues impeccables » (R, 28) et horreur de l’inaccomplissement, de l’aporie ; mouvement infatigable et épuisement. Ressac : mouvement des jours, également, mouvement et immobilité à travers le temps. Ressac des souvenirs qui vont et ne vont nulle part. Temps et lieu, aussi, de variations du ressac au sein d’une mêmeté qui ne peut en être une, peut-être, malgré les apparences : « toutes sœurs liées » (R, 26), oui, mais vagues sororales jamais identiques, coïncidentes. Impact physique et non seulement métaphysique d’un ressac infiniment répété de la matière et du temps « rompu en fractions / toujours butant lourd à nos corps » (R, 22). Composition et décomposition et recomposition, toutes incessantes. Ressac, ainsi, de la « vague primitive » (R, 10) devenue scène primitive, moins ici manifestement sexualisée, même si tout mouvement reste essentiellement érotique, mais certes vécue de façon profondément viscérale, sensuelle, mais spirituelle aussi, comme une expérience fondamentale, crûment ontique, si j’ose dire, scène de vie et de mort, va-et-vient de désirs et de visions, ambivalents, conflictuels. Poème-ressac, aussi, bien sûr, retour constant, implacable, mais inexplicable de la voix, fascination des yeux devenant celle de l’esprit, compulsion et pulsion, enfin, de la main.

 

II

 

      Insérons dans cette cascade d’abstractions quelque chose de la chair vibrante et puissamment caressée de ce long thrène, tragique et pourtant vaste et tendre geste de résistance et de transcendance rêvée : voici le Onzième état de « Variations sur le ressac », avec ensuite le poème en prose qui le suit directement (je souligne les éléments commentés) :

 

(Ostinato) Où toujours brassant le ciel semblable
et seule crantée devant l’invisible la mer
bascule sans défaut avançant pour mourir

dans la répétition des vagues obstinées & rondes
sœurs déjà dans le lointain ourlant pareillement
à leur crête lumière et pure écume

avec les mots rendus cassants au bord des lèvres
(et nous demeurant ainsi cois interdits face au jour
livrés aux coups de bélier fou heurtant nos corps)
(R, 40)

 

*

 

      (On parle de la redite infinie de cette inépuisable masse baveuse, transportée jusqu’à nous par on ne sait quelle force mystérieuse travaillant dans la compagnie des poulpes géants, depuis les grands fonds noirs où elle brasse le récit de nos origines avant de le déposer sur le sable – je dirais à nos pieds, pour nous confondre. On reste chaque fois là comme envoûtés, éprouvant les chocs réguliers de la houle cognant en aveugle et sans répit contre les rochers, contre nos tempes, contre le monde. Vivante surface agitée au-dessus de tant de ténèbres impossibles à dire, on oppose la fugacité de son corps à son éternel mouvement de balancier. Et venant mouiller notre regard dans sa transparence, il arrive qu’on se prenne à rêver d’une vie tout entière soumise à la seule loi de ses périodes et de ses colères, ne s’en remettant plus qu’au hasard des vents. Ainsi vivrait-on librement, hors de l’épuisante succession des nuits et des jours, sans autre ligne de fuite que celle de l’horizon qui, on le sait, est courbe et sans futur, c’est-à-dire sans langage. Nous pourrons alors tout à loisir raviver le souvenir de la tiédeur d’une claire présence, comme cette figure de lumière jadis tombée d’une fresque, dont la jeune et belle ombre taraude toujours la mémoire. Nous l’accueillerons ici, dans le miroitement de toute l’étendue liquide et embrassant cette contrée infinie d’un seul regard nous reprendrons dans le grand calme la phrase interrompue naguère dans le bruit d’un été sans pardon. On dit que le spectacle de la mer conduit parfois à de telles rêveries…) (R, 41)

 

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[1] Pour une analyse de ces recueils on consultera M. Bishop, The Endless Theory of Days. The Art and Poetry of Gérard Titus-Carmel, Amsterdam-New-York, Rodopi, « Chiasma », 2007.
[2] Titre du recueil paraissant en 2003 chez Champ Vallon.
[3] La notion de volet est chère à celui qui admire Grünewald et pour qui la structure d’un ensemble de formes préoccupe toujours, tandis que dans le contexte du poème le vocabulaire de la musique séduit souvent.
[4] Tout le poème, comme chacune de ses parties, peut être conçu et « vécu » comme une contraction-décontraction du cœur, de la « voix » du cœur, de tout l’être de celui qui le vit et le parle.