Penser et analyser le flou cinématographique,
le parti pris du sensible
[*]
- Hélène Vally
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      Depuis ces vingt dernières années, des réalisateurs tels que David Lynch (Lost Highway, Mulholland Drive et Inland Empire), Philippe Grandrieux (Sombre, La Vie nouvelle, Un Lac), Gus Van Sant (Gerry, Elephant, Paranoid Park), Steve McQueen (Hunger, Shame) ou encore Carlos Reygadas (Bataille dans le ciel, Lumière silencieuse), emploient de façon récurrente le flou. Cette utilisation se démarque d’un usage classique, c’est-à-dire d’un flou au service de la narration (exemplairement, pour représenter des états subjectifs), au profit d’un emploi plus sensible et plastique. Mais que ces images soient totalement ou partiellement floues (emploi d’objectif à décentrement ou faible profondeur de champ), une question essentielle se pose lorsque nous souhaitons les étudier : comment analyser ce qui échappe à notre regard ? Et avant même de pouvoir écrire sur le flou, comment penser le trouble alors que, comme l’énoncent Gilles Deleuze et Félix Guattari, « rien n’est plus douloureux, plus angoissant qu’une pensée qui s’échappe à elle-même, des idées qui fuient, qui disparaissent à peine ébauchées » [1]. En effet, tant il s’insère dans un régime du sensible, le flou n’interroge pas seulement notre capacité à voir, mais aussi notre capacité à penser une image.

 

Qu’est-ce que le flou ?

 

      Pour pouvoir penser, puis analyser le flou, nous serions tout d’abord tenté de le définir. Mais, comment définir un terme qui dit ce qui échappe à notre regard et à notre pensée ? Comment conceptualiser le flou ? A la suite de Dominique Chateau, nous pensons que le flou répond à ce que Leibniz entend par une connaissance claire et confuse [2]. Dans Discours de métaphysique, Leibniz a distingué une connaissance claire et distincte d’une connaissance claire et confuse, ce qui nous permet de penser la différence entre netteté et flou cinématographique :

 

Quand je puis reconnaître une chose parmi les autres, sans pouvoir dire en quoi consistent ses différences ou propriétés la connaissance est confuse. C’est ainsi que nous connaissons quelquefois clairement, sans être en doute en aucune façon, si un poème ou bien un tableau est bien ou mal fait, parce qu’il y a un je ne sais quoi qui nous satisfait ou qui nous choque. Mais lorsque je puis expliquer les marques que j’ai, la connaissance s’appelle distincte [3].

 

Nous savons ce qu’est le trouble optique mais nous ne pouvons l’enserrer dans les limites d’une définition. Tenter de le faire serait « comme tenter d’attraper le savon au fond d’une baignoire » [4]. Ce serait une faute que de vouloir figer le flou, de le rabattre sur une définition précise alors qu’il nous dit justement, dans un mouvement d’ébranlement qui lui est propre, ce qui nous échappe.
      Il faut nous tourner vers le philosophe Wittgenstein pour mieux comprendre l’impossibilité que nous avons de définir le trouble optique. Wittgenstein a abordé la notion de flou dans le langage, plus précisément dans le sens des mots. Il va jusqu’à interroger la capacité que les concepts ont d’établir des définitions précises :

 

nous sommes à l’évidence incapables de préciser et de circonscrire les concepts dont nous nous servons, non pas du fait que nous ignorons leur définition réelle, mais du fait qu’ils ne comportent pas de "définition" réelle. Supposer qu’il est indispensable qu’il y en ait une, cela reviendrait à supposer que des enfants qui jouent à la balle appliquent toujours dans leur jeu des règles strictes [5].

 

     Un concept dénigre le cas particulier au profit du général, et ce général est lui-même mouvant. Dans Investigations philosophiques, Wittgenstein analyse le concept « jeu », en disant que c’est « un concept aux limites effacées, un concept flou » [6]. Il se demande alors : « un concept flou est-il seulement un concept ? » [7]. Ses propos nous désarment tant ils pointent notre incapacité à éclaircir le sens des mots ou à créer des concepts. Lorsque nous tentons de définir le flou cinématographique, nous sommes donc confrontés à un problème plus vaste, qui est le flou du langage.
      Pour Wittgenstein, ce constat n’a rien de négatif : « Nombreux sont les mots qui n’ont pas de sens très précis. Croire que c’est un défaut, ce serait à peu près comme si je vous disais que ma lampe de chevet n’est pas une vraie lampe parce que je suis incapable de dire avec certitude où s’arrête l’orbe de sa lumière » [8]. Dans Investigations philosophiques, tout de suite après avoir interrogé le concept « jeu », il énonce une série de questions qui font référence au flou optique : « Une photographie floue est-elle seulement l’image d’une personne ? Y a-t-il davantage à remplacer une photographie floue par une qui soit nette ? L’image floue n’est-elle pas souvent ce dont nous avons précisément besoin ? » [9] Le flou, en général, a donc en soi une forme de richesse, vague et diffuse, mais il ne faut pas oublier qu’il est aussi labile et glissant que le savon. Par ailleurs, le lien que le philosophe établit entre le flou du langage et celui de la photographie, semble nous indiquer qu’une image floue n’est que le « reflet » de notre monde qui baigne dans un trouble général.
      Mais, selon Wittgenstein, l’être humain veut sans cesse endiguer ce flou. Il a commenté, ce qui semble être pour lui le propre de l’homme, c’est-à-dire sa soif insatiable de clarté, en ces termes : « "Qu’est-ce que ?" C’est là le symptôme d’un malaise que nous éprouvons parce que tout n’est pas clair autour de nous, c’est à peu près l’équivalent des "pourquoi" que les enfants répètent sans cesse. Ils dénotent eux aussi un certain malaise de le pensée et ne se préoccupent pas nécessairement de découvrir une cause ou une raison » [10]. Il ajoute plus loin que « la définition, pensons-nous, voilà le remède spécifique à notre malaise » [11]. La définition sert de remède à ce qui fait chanceler notre esprit. Elle met de l’ordre dans les remous de notre monde en figeant le sens. Le flou ne peut s’ancrer dans un tel processus, car il est justement ce qui provoque le bouleversement de notre pensée. Pour le philosophe, le « qu’est-ce que ? » est de l’ordre du symptôme ; nous dirions même que cette interrogation tente d’endiguer le monde en tant que symptôme, non dans le sens où le monde serait malade, mais dans le sens où il serait sans cesse en mouvement et, donc, jamais tout à fait saisissable, clair et net. L’étymologie de symptôme renvoie à cette idée de mouvements indomptables, comme le rappelle Pierre Fédida : « le symptôme (du grec symptôma : originairement "ce qui tombe") renvoie à l’idée d’événement, de coïncidence fortuite, d’accident » [12]. Les événements, les accidents sont justement ce qui fait notre monde. Il n’y a pas de monde sans chute permanente. Le saisir à travers des définitions, des concepts, c’est en quelque sorte effacer ses impuretés, ses vibrations, ses surgissements. C’est vouloir aller à l’encontre de l’idée d’un univers qui peut être saisi dans sa totalité et, par conséquent, être enveloppé par nos mots, nos pensées et nos regards [13].

 

>suite

[*] Cet article est le fruit d’une thèse en cours sur le flou dans le cinéma contemporain en tant que symptôme d’image, sous la direction de M. Jean Mottet, à Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
[1] G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, « Reprise », 2008, p. 189.
[2] D. Chateau, « Les limites du flou », dans Vagues figures ou les promesses du flou, Pau, Publications de l’Université de Pau, 1999, pp. 41-49.
[3] Leibniz, Discours de métaphysique, Paris, Pocket, « Agora, Les Classiques », 1993, p. 54, §XXIV. Nous retrouvons également cette distinction dans « Méditations sur la connaissance, la vérité et les idées » : « Une connaissance est donc claire, lorsqu’elle suffit pour me faire reconnaître la chose représentée, et cette connaissance est à son tour ou confuse ou distincte. Elle est confuse, lorsque je ne peux énumérer une à une les marques suffisantes pour distinguer la chose d’entre les autres, bien que cette chose présente en effet de telles marques et les éléments requis, en lesquels sa notion puisse être décomposée. C’est ainsi que nous reconnaissons assez clairement les couleurs, les odeurs, les saveurs et les autres objets particuliers des sens, et que nous les distinguons les uns des autres, mais par le simple témoignage des sens et non par des marques que l’on puisse énoncer » (dans Opuscules philosophiques choisis, Paris, Hatier-Boivin, « Bibliothèque de la philosophie », 1954, pp. 9-10).
[4] D. Chateau, « Les limites du flou », art. cit., p. 48.
[5] L.Wittgenstein, Le Cahiers bleu et le Cahier brun, Paris, Gallimard, 1965, p. 61. Cité par Dominique Chateau, « Les limites du flou », art. cit., p. 43.
[6] L. Wittgenstein, Investigations philosophiques, Paris, Gallimard, 1986, p. 150. Cité par Dominique Chateau, « Les limites du flou », art. cit., p. 43.
[7] Ibid.
[8] L. Wittgenstein, Le Cahier bleu et le Cahier brun, Op. cit., p. 64. Cité par Dominique Chateau, « Les limites du flou », art. cit., p. 41.
[9] L. Wittgenstein, Investigations philosophiques, Op. cit., p. 150.
[10] L. Wittgenstein, Le Cahier bleu et le Cahier brun, Op. cit., p. 62.
[11] Ibid., p. 63.
[12] P. Fédida, « Structure théorique du symptôme. L’interlocuteur », dans Crise et contre-transfert, Paris, P.U.F., « Psychopathologie », 1992, p. 232.
[13] Sur le lien entre le flou du monde et le flou optique, nous nous permettons de renvoyer à notre article sur le trouble dans le cinéma des frères Coen : « Flou optique, flou existentiel », dans Eclipses, « Joel & Ethan Coen, principe d’incertitude », n°49, sous la direction de J. Lauté et Y. Calvet.